L’odontologie pédiatrique, un jeu d’enfants ?

Soigner un enfant, c’est jouer gros. « On se met beaucoup de pression pour que ça fonctionne bien, parce qu’on sent le poids de notre responsabilité : notre prise en charge conditionne la gestion future de son anxiété au cabinet dentaire, rappelle le Dr Thomas Trentesaux. Si, dans la petite enfance, les soins se passent bien, cela conduit le patient vers un suivi de qualité et en confiance à l’âge adulte. » « Notre objectif à chaque fois, c’est de faire de l’enfant un adulte sans caries », abonde le Dr Romain Jacq. L’enjeu est énorme, d’autant que la santé bucco-dentaire influe sur la santé générale. Problème : en France, peu de praticiens se consacrent à l’odontologie pédiatrique. Et ceux qui font ce choix ne peuvent absorber toute la demande. La majeure partie des jeunes patients est donc vue par des praticiens généralistes, quand ils acceptent. Car avec les “petits”, la partie n’est jamais gagnée d’avance. Voici quelques cartes à jouer pour vous simplifier la tâche. Qui sait, peut-être vous prendrez-vous au jeu, aussi sérieux soit-il.

Carte n°1 : avoir envie de participer.

Pour bien accueillir les enfants au cabinet, il faut déjà… être motivé ! « On ne fait bien que ce qu’on aime bien, affirme le Dr Trentesaux. Plus on a envie de le faire, plus c’est facile et mieux ça fonctionne. » Or il s’avère que vous êtes peu nombreux à vous tourner vers un exercice exclusif de la pédodontie, et que vous ne vous bousculez pas non plus au portillon pour prendre en charge des enfants dans le cadre d’un exercice d’omnipratique. « Même si, bien sûr, certains – qui n’aiment pas trop ça – font l’effort, dans une dimension de santé publique, de répondre à la prise en charge des petits patients de leur zone géographique », poursuit-il. « Les omnipraticiens pédo-conscients le font, et c’est tant mieux », confirme le Dr Ahlem Ifrek. Il n’empêche que la jeune patientèle est quelque peu délaissée. Comment l’expliquer ? Par manque d’envie ? Pas forcément, pour le Dr Martin Glorifet, qui a rédigé sa thèse sur la prise en charge bucco-dentaire des enfants en Côte d’Or : « J’avais adressé un questionnaire à tous les dentistes du département, et j’avais eu 60% de réponses, ce qui atteste de leur intérêt pour le sujet. » Les raisons seraient multiples : peur de mal faire, de faire mal, caractère énergivore et chronophage de la discipline, investissement personnel lourd en matière de formation, manque de rentabilité… En somme, loin d’être une sinécure, la pédodontie en découragerait plus d’un. Thomas Trentesaux avertit : « On a tout à fait le droit de ne pas avoir envie, ou de ne pas se sentir compétent. En revanche, on n’a pas le droit de ne pas orienter ! C’est ce que je dis à mes étudiants1. On peut ne pas prendre en charge, à condition de déléguer à quelqu’un qui en a la compétence et l’appétence. » « Si on n’a pas envie – de jouer avec les enfants, de se mettre à leur niveau, de rentrer dans leur monde – , il ne faut pas le faire. Mais n’hésitez pas dans ce cas à orienter vers un dentiste pédiatrique », suggère également le Dr Jona Andersen.

Carte n°2 : Se mettre dans les bonnes dispositions

Si la bonne volonté est un excellent préalable, elle ne suffit pas. Il faut bien mesurer à quel point la prise en charge des jeunes patients, en plus de demander des capacités techniques, accapare physiquement et psychologiquement. Les enfants, ce sont peut-être des “mini” patients, mais ils demandent un maxi investissement, d’autant que vous devez aussi gérer les parents. « On s’oblige à être à 200% pour que ça fonctionne bien », témoigne le Dr Trentesaux.

Vous êtes anxieux ? Travaillez dessus, en apprenant par exemple des exercices de respiration. Sinon vous contaminerez vos patients – qui sont de véritables éponges – et leurs parents. L’ambiance est délétère au cabinet ? Organisez des séminaires pour renforcer la cohésion de l’équipe, car le cas échéant, vos patients le ressentiront et auront du mal à adhérer à vos traitements, quels que soient les stratagèmes que vous utilisez. Vous êtes fatigué ? Revoyez ce qui cloche dans votre organisation afin d’être plus efficient, de moins puiser dans vos ressources. Un praticien fatigué – c’est humain – est un praticien moins patient. Or la patience est une qualité à cultiver en odontologie pédiatrique. Arborer un sourire de façade est inutile, vous ne duperez personne. Alors prenez soin de vous (et de votre équipe !).

Carte n°3 : Faire de l’environnement son allié

Assurez-vous que le cadre du cabinet semble inoffensif aux yeux des enfants, car “ils se forgent une opinion très vite” prévient le Dr Jona Andersen. Si certains pédodontistes font le choix de la sobriété, tout dans le cabinet du Dr Glorifet a été pensé ludique, afin que les patients “n’aient pas l’impression d’être chez le dentiste” : couleurs, marelle, console de jeux au plafond… Néanmoins, en tant qu’omnipraticien, nul besoin d’en faire des tonnes, d’autant que chacun doit composer avec des contraintes (nature de l’exercice, taille de la structure, cohabitation avec d’autres praticiens…). Le Dr Jacq rassure ” Il suffit de petites choses pour que les enfants s’approprient le lieu.” Dans la salle d’attente, disposez quelques livres, BD, adaptés aux âges.

Eventuellement des jouets. Les Drs Jacq et Ifrek y ont eux renoncé, y voyant une “source d’agitation”. Concernant la salle de soins, faites en sorte qu’elle soit assez épurée, érgonomique, ne sortez que les instruments nécessaires. Libre à vous d’ajouter des touches ludiques : contre-angles de prophylacie en forme de pingouins, de Marsupilami ; peluches avec des dents pour modèles de démonstration. Le Dr Alice Modolo, aussi vice-championne du monde d’apnée (2), a jeté son dévolu sur des doudous Némo, requin… “Les enfants venaient rituellement chercher Nemo et s’installaient eux-mêmes au fauteuil,” raconte-t-elle.

A la surprise des parents, ils se souvenaient de Némo et non des soins. C’était mon objectif : qu’ils se remémorent les choses positives pour eux, pas le moment gênant, douloureux, désagréable.” Il est enfin important que vous laissiez vos patients se familiariser avec l’environnement lors d’une première consultation dépourvue de soins. L’idéal est de préparer ce moment en amont. A ce titre, le Dr Glorifet projette d’envoyer par mail aux parents – comme il l’a fait pour l’autre cabinet dans lequel il exerce – une vidéo mettant en scène un nounours faisant sa première visite. “Pour les enfants, c’est rassurant. Et puis ça évite que les parents fassent trop part de leur propre expérience“, commente-t-il.

Carte 4 : Trouver le juste mot

Le choix des mots est crucial. Ils doivent être simples, positifs. A bannir : les termes “piqûre”, “mal”, “douleur”. Les formules telles que « Ne t’inquiète pas, ça ne va pas faire mal », car l’enfant ne va pas entendre la négation. À privilégier : les mots positifs et les métaphores. Au cabinet du Dr Andersen, « fauteuil » devient « tapis volant magique », « anesthésie » « endormir la dent », etc.

Faites vôtres un certain nombre de stratégies : le jeu ; le choix illusoire qui consiste à proposer un choix entre deux possibilités qui vous arrangent ; ou encore la distraction. Le Dr Ifrek s’est servie de la passion pour la musique d’un de ses patients pour détourner son attention. « Il ne savait pas quel instrument choisir pour le Conservatoire, alors à chaque séance, on en a évoqué un. » Piochez enfin dans les techniques de désensibilisation, telles que le « Dire/montrer/faire » qui élimine l’inconnu. Gardez à l’esprit que votre communication verbale sera d’autant plus efficace si vous :

  1. Avez pris le temps, lors de la première consultation, de cerner les patients.
  2. Avez en tête qu’on ne ment jamais à l’enfant. L’intention, avec cet enrobage, n’est pas de tromper l’enfant, mais de construire une expérience positive. « C’est la perception des choses qui fait qu’on vit plus ou moins bien les événements », explique le Dr Modolo.
  3. Laissez une place aux silences, conseille le Dr Trentesaux. Ils permettent « à l’enfant et au parent de se livrer sur leur ressenti. Et à nous, de rebondir dessus ».
  4. Prévoyez un débrief. « Avec l’enfant, détaille le Dr Trentesaux, pour dresser un bilan de ce qui s’est bien ou moins bien passé, pour évoquer les pistes d’amélioration. Pour montrer qu’on a utilisé “Madame Chatouille”, “Monsieur Gratouille”, des instruments anxiogènes, et que tout s’est bien passé. Avec les parents, enfin, alors que l’enfant va chercher une récompense : “Je reprends les radios, réexplique ce qui a été fait. C’est important qu’ils comprennent que, derrière l’approche ludique, il y a une approche scientifique, professionnelle. »

Carte n°5 : Faire attention au non-verbal

Une grande partie de votre communication avec l’enfant va passer par le non-verbal. Nous transmettons tous des messages, sans même ouvrir la bouche. Il est donc intéressant d’observer votre petit patient, de scruter – avec le concours de votre secrétaire, de votre assistant(e) – ses moindres gestes, postures, sa relation avec ses accompagnants. Et ce dès la salle d’attente. Allez le chercher, vous obtiendrez de nombreux indices sur sa capacité de coopération, sur la place à donner aux accompagnants. « Certains se cachent, s’accrochent à la jambe du parent… », illustre le Dr Ahlem Ifrek. « Les petits, je leur serre la main. Si l’enfant a du mal à donner sa main, c’est une indication », explique quant à lui Martin Glorifet. Poursuivez cette analyse lors du soin : notez ses mimiques, ses expressions, afin de réagir de façon appropriée. De votre côté, veillez à ce que toute votre équipe envoie des signaux positifs. De par vos sourires et vos regards bienveillants, vous pouvez le mettre en confiance. De par votre façon de vous adresser à lui, « directement », « par son prénom », « avant de vous adresser à ses parents », vous le placerez au centre de la relation. De par votre posture, vous pouvez vous rendre moins intimidant : « Mettez-vous à leur niveau pour rentrer en contact avec eux », conseille le Dr Andersen. « À leur hauteur, au sens propre et figuré », confirme le Dr Glorifet. « Il faut se mettre en position basse, développe le Dr Andersen, en lui posant des questions du style “Elle est où ta bouche ? Sous tes pieds ? Sous ta manche ?”. » Vos gestes, aussi, vont être importants pour les rassurer : ils doivent être doux, non précipités. Enfin, travaillez votre tenue : optez par exemple pour des blouses colorées. Le Dr Trentesaux a quant à lui opté pour des Crocs, sertis de pin’s, qui « brisent la glace » avec les anxieux, qui ont tendance à regarder… par terre.

Carte n°6 : Prendre le temps

Si vous voulez emporter l’adhésion de vos jeunes patients, évitez de les bousculer. Cela implique de :

  1. Ne pas faire de soins lors de la première rencontre.
    Hors urgences bien sûr. « Ma première consultation dure une demi-heure / trois-quarts d’heure. Je ne fais pas de soins, je m’attèle à connaître l’enfant, explique le Dr Modolo. Les parents ne comprennent pas forcément pourquoi cette séance est nécessaire. Or cette consultation me permet d’installer la confiance, de créer du lien. C’est grâce à elle que je suis plus efficace les fois suivantes. »
  2. Veiller à respecter leur rythme, dès la prise du rendez-vous.
    Briefez la personne à l’accueil pour qu’elle propose des horaires favorables à l’enfant. De manière générale, avise le Dr Trentesaux, mieux vaut « concentrer les enfants et les actes compliqués le matin ». C’est le cas du Dr Glorifet qui ne soigne pas d’enfants trop tard dans la journée, « car ils sont fatigués, et moi aussi. Avec les jeunes patients, il faut être tout le temps au taquet, pouvoir répondre du tac au tac ». Évitez également de les voir à l’heure de la sieste et n’oubliez pas que, selon leur âge, leur temps de concentration est plus ou moins réduit.
  3. Être toujours ponctuel.
    L’attente est un facteur de stress, et elle exacerbe l’agressivité. « Un des secrets, c’est d’être au maximum à l’heure, confirme le Dr Jacq. Quand on prend du retard, l’enfant attend plus longtemps, or son impatience grandit rapidement et il n’a pas la même capacité que les adultes de patienter. »
  4. Toujours y aller progressivement
    Ne les installez jamais directement au fauteuil, par exemple. « Asseyez-vous 5 minutes autour d’un bureau. La majeure partie des cas d’échec est due au fait qu’on n’a pas pris le temps de créer une relation avant d’investiguer la bouche », analyse le Dr Trentesaux.

Carte n° 7 : Offrir des récompenses

Quand coopération il y a, n’oubliez pas de féliciter le patient. Des phrases comme « Bravo, tu as été courageux », « Tu es un champion » etc., sont les bienvenues. Pour le Dr Trentesaux, même quand la séance a été un peu compliquée, « il faut toujours trouver quelque chose de positif, pour valoriser l’enfant ». Cela permet d’encourager la répétition de ces comportements. Vous pouvez aussi, une fois la séance terminée, récompenser l’enfant avec un petit quelque chose : un diplôme de courage, un jouet, une brosse à dents… « J’essaie toujours d’avoir un petit cadeau à leur donner, témoigne Ghenima, l’assistante des Drs Jacq et Ifrek. Même quand on n’a rien, je me débrouille pour gonfler un ballon avec un gant, histoire que ça leur laisse un souvenir agréable » ! s’amuse-t-elle. Autant de trophées que l’enfant peut ramener à la maison, fièrement. « Je sentais que ça leur faisait plaisir de réussir quelque chose qui leur semblait difficile, et qui souvent d’ailleurs, l’était réellement, car je faisais quand même des fois des actes chirurgicaux assez lourds. Les enfants sont impressionnants », se réjouit Alice Modolo. Attention toutefois : il faut bien que l’enfant comprenne qu’une récompense, ça se mérite. « Il faut savoir dire non quand ça ne s’est pas bien passé, prévient Thomas Trentesaux. Elle n’est pas donnée à chaque fois ». Mais la plupart du temps, grâce à ces méthodes comportementales, les petits patients accepteront de se faire soigner. Vous serez gagnant. Et eux aussi. Le jeu en vaut donc largement la chandelle.


En pédodontie, l’échec est-il une option ?

La plupart du temps, les techniques comportementales (communication verbale, non-verbale, métaphores, renforcement positif, distraction…) vont suffire à apaiser le jeune patient. Parfois, ça va être un peu plus compliqué. Il peut même y avoir refus de coopération. Dans ce cas, plus rare heureusement, il faut que vous valorisiez tout de même ce que vous pouvez valoriser (il y a toujours quelque chose). Que vous vous interrogiez sur les raisons de ce refus, que vous réfléchissiez à ce que vous pouvez faire autrement : la bonne phrase, le bon geste, peut tout changer. Que vous acceptiez aussi, parfois, que l’enfant est peut-être tout simplement fatigué, ou malade. Et si vraiment ça ne marche toujours pas, dédramatisez ! Ça ne veut pas dire que vous ne travaillez pas bien, il y a aussi le « feeling » qui rentre en compte. À ce moment-là, déléguez. La seule chose qu’il faut absolument éviter, c’est que l’enfant ne soit pas pris en charge. Là, ce serait un échec.

Présence du parent : des règles à géométrie variable

Les parents, alliés ou intrus en salle de soins ? La question de la présence des parents dans cet espace est débattue depuis des lustres, et les avis sont mitigés. Il est illusoire de penser que des règles strictes doivent s’appliquer à toutes les configurations. Dans certains cas, l’« immixtion » parentale n’est pas contestée, comme lors de la consultation initiale, ou lorsque la prise en charge concerne des enfants en bas âge. Mais pour tout le reste, cela dépend ! Il vous faudra arbitrer selon l’âge du patient, son anxiété, celle du parent, la relation entre les deux, votre relation avec l’un et l’autre. Le choix doit découler de l’analyse de la situation et être laissé à votre libre arbitre. L’absence du parent ne doit pas rajouter à l’anxiété de l’un et de l’autre, de même que sa présence. La présence du parent ne doit pas vous empêcher de travailler, ni nuire à l’avancement des soins. Les fois où le parent sera des vôtres, n’hésitez pas à lui poser des limites, à le recadrer gentiment, avec humour, lorsqu’il vous empêche de travailler ou dès que son impact sur l’enfant est négatif. La relation tripartite équipe soignante-parents-patients suppose des ajustements permanents pour que l’équipe thérapeutique soit gagnante.

112

C’est, en 2017 le nombre de chirurgiens-dentistes partiellement ou totalement en libéral, ayant un exercice exclusif en odontologie pédiatrique.
112, cela ne représente que 0,3% des chirurgiens-dentistes libéraux du territoire… Ces données, qui attestent d’une prise en charge insuffisante des enfants dans l’Hexagone, sont rapportées dans un article du Dr Gabriel Dominici et du Pr Michèle Muller-Bolla, intitulé « Activité des chirurgiens-dentistes “pédiatriques” libéraux en France », et publié dans la Revue francophone d’odontologie pédiatrique. Au-delà des chiffres, la publication rappelle qu’en France, ces pédodontistes exclusifs ne sont pas considérés comme des spécialistes. « Pourtant cette spécialité est désormais reconnue dans dix-sept pays européens, dont onze dans l’Union européenne », soulignent les auteurs, qui concluent sur l’idée qu’une « reconnaissance de la spécialité d’odontologie pédiatrique permettrait d’améliorer la santé bucco-dentaire des jeunes patients français. »

Dominici Gabriel et Muller-Bolla Michèle, 2017. « Activité des chirurgiens-dentistes « pédiatriques » libéraux en France ». Revue francophone d’odontologie pédiatrique. 4 (12) 152-158.


Bibliographie

(1) Le Dr Thomas Trentesaux est aussi MCU-PH en odontologie pédiatrique à la faculté de chirurgie dentaire de Lille.

(2) Le Dr Modolo est actuellement en « break », pour préparer le championnat du monde d’apnée. Lire l’article « Ils ont choisi de faire un break », dans le n°16 de Solutions Cabinet dentaire