La retraite des chirurgiens-dentistes libéraux

Je fais suite à l'édito de notre consœur du Puy-de-Dôme dans le numéro de janvier de Dentoscope, au sujet de notre régime de retraite. Je vais tout à fait dans son sens, et j'irai nettement plus loin : constat alarmant.

Par la rédaction, publié le 26 mars 2020

La retraite des chirurgiens-dentistes libéraux

Dans la quasi-exclusivité des situations, la retraite totale à taux plein des salariés avoisine en moyenne 70 % des revenus nets mensuels d’activité (des six derniers mois pour les salariés du secteur public, des 25 meilleures années pour ceux du privé), c’est-à-dire le taux de remplacement. Ce n’est pas du tout notre cas : le BNC d’un chirurgien-dentiste libéral rapporté sur toute sa carrière est pris en compte pour le calcul de sa retraite (le sytème par points appliqué depuis très longtemps pour notre profession s’assimile au régime universel que le gouvernement veut obtenir pour tous). Cette dernière représente environ 35 % de ce BNC, soit une proportion de moitié par rapport au reste de la population (sauf quelques exceptions, seuls les professions libérales et les indépendants ne bénéficient pas du taux de remplacement d’au moins 70 %) !

On nous répondra sans doute, non pas que ce sont les valeurs des points des différents « sous-régimes » de retraite qui sont insuffisantes, mais parce que nous cotisons chaque année pour notre retraite à 14 % de notre BNC auprès de la CARCDSF alors que ce taux est de 28 % pour les salariés. Rappelons ici que les 28 % se répartissent, pour les salaires inférieurs à un plafond de la Sécurité sociale (soit pour leur très grande majorité, à peu près en 16,5 % de charges patronales liées aux cotisations retraite des salariés et 11,5 % de charges salariales ; et ne correspondent donc pas aux charges salariales totales sur les cotisations retraite !

On nous rétorquera alors que nous sommes nos propres patrons, et donc qu’à ce titre et a fortiori avec la réforme des retraites qui est en train d’être mise en place où il serait requis que chacun cotise à égale proportion de ses revenus, il faudrait donc que ce soit aussi à 28 %. Sauf que les salariés eux-mêmes ne cotisent donc pas à 28 % pour leur retraite mais à 11,5 % ! À l’instar des avocats qui manifestent en ce moment, il ne serait en l’espèce pas possible d’y répondre, les professions libérales étant acculées de charges liées à l’exercice de leur travail : cela serait en effet suicidaire pour certains, sans compter que nos BNC seront sans doute bientôt revus à la baisse avec le Reste à charge zéro pour les patients (remboursement intégral pour certaines prothèses dentaires) qui a débuté le 1er janvier dernier !

Nous ne pouvons pas non plus pour la quasi-totalité d’entre nous auprès de la CARCDSF procéder à des cotisations facultatives, qui nous permettraient d’augmenter notre retraite, car celles-ci représenteraient des frais additionnels importants allant bien au-delà des possibilités de notre budget. De plus, le ratio entre le montant des versements supplémentaires effectués et l’augmentation de prestation de retraite octroyée serait là aussi trop faible : nous y perdrions donc encore pécuniairement.

Il est en effet primordial de mentionner que, depuis 1960, il a été décidé unilatéralement et d’une manière tout à fait aléatoire et dénuée de fondements que toutes les entreprises et les professions libérales cotisent auprès de l’URSSAF, au RSI pour les indépendants, tout cela dans un esprit de solidarité nationale ! Mais nous n’arrêtons pas d’être solidaires : une partie de nos cotisations retraite va au régime général, l’impôt sur le revenu (payé par moins de la moitié des Français, ce qui constitue là aussi une anomalie) est également un impôt solidaire, etc.

À l’image de ce dernier, au lieu de faire participer tout le monde, l’URSSAF ne s’adresse donc qu’à certains cotisants (encore les mêmes) pour le bénéfice de tous ! Les cotisations URSSAF sont à peu près équivalentes à celles versées à la CNAVPL (allocation vieillesse régime de base) CARCDSF ( régimes de retraite complémentaires), donc notre taux de prélèvement de charges sociales dites personnelles obligatoires professionnelles est en définitif proche des 28 % évoqués ; sauf que, tout comme ma consœur du Puy-de-Dôme, je n’en tire aucun bénéfice, et ce que l’on paie à l’URSSAF est à fond perdu (n’est pas pris en compte dans le calcul de nos retraites) !

Nous pouvons aussi souligner l’anomalie supplémentaire liée à la CSG non déductible : c’est un véritable impôt, car elle est payée à partir de nos revenus professionnels sans qu’il ne soit possible de la déduire fiscalement ! On peut donc admettre que nous en arrivons en définitive à cotiser environ 28 % de ce type de charges sur le montant de notre BNC tout en percevant une retraite uniquement en fonction des 14 % versés à la CARCDSF !

En effet, dernièrement, lors des négociations avec le gouvernement, il a été évoqué que si nous devions passer à un taux de cotisation à 28 % pour notre retraite, nos versements réglés auprès de l’URSSAF seraient sans doute supprimés. J’en doute, mais dans un tel cas nous pourrions alors à partir de ce moment clé enfin envisager d’obtenir une retraite à taux plein à 70 % de nos anciens revenus, et non plus à 35 % (du moins pour les nouveaux confrères qui débuteraient leur carrière) !

Par ailleurs, il a été suggéré que le même gouvernement pourrait décider de récupérer les réserves cumulées des caisses autonomes de retraite des diverses professions libérales, excédentaires, encore une fois pour en faire profiter tout le monde ! Nous entendons de-ci et de-là que cette somme sera ainsi autoritairement extirpée, puis finalement que ce ne sera pas le cas et qu’elle sera dédiée exclusivement au bénéfice de la profession à laquelle elle s’adresse.

Il a même été récemment envisagé que ce fonds d’environ 4,6 milliards d’euros s’agissant de la CARCDSF servirait à compenser les 14 % restants de cotisations retraite pour les chirurgiens-dentistes libéraux en cours d’exercice. Si tel était le cas, cela reviendrait pour notre caisse de retraite à débourser le même montant par année que l’ensemble des cotisations perçues. En 2018, 468 millions d’euros ont été appelés, donc nous ne tiendrions même pas 10 ans (tout en continuant à cotiser auprès de l’URSSAF). Et après ?

On nous dira également que les salariés cotisent eux aussi à la CSG-CRDS, comme nous. Mais notre profession comprend un florilège de frais professionnels que l’on ne retrouve bien sûr pas chez les salariés. Au total, nos charges avoisinent en moyenne 60 % de notre chiffre d’affaires, sans compter les investissements éventuels (crédits, amortissements, etc.) alors que les charges salariales entre revenus brut et net sont d’environ 22 %. Certaines professions libérales sont même assujetties à la TVA, donc leurs charges totales atteignent environ 80 % de leur chiffre d’affaires !

De ce fait, nous ne pouvons en général même pas nous octroyer le droit d’être malade comme tout salarié qui bénéficie d’une protection sociale bien plus importante que la nôtre, car il pourrait s’avérer difficile de payer ses factures en l’absence de recettes si notre interruption durait quelque peu. S’agissant de l’assurance prévoyance, très onéreuse, sur laquelle nous pouvons théoriquement le plus rapidement compter quant à une indemnisation après le début de notre maladie, selon le contrat choisi il existe tout de même un délai de carence en général de 14, voire de 7 jours dans le meilleur des cas, et l’on n’est la plupart du temps pas indemnisé tout de suite, loin s’en faut.

Bref, en dehors des longues maladies invalidantes où nous finirons par toucher des prestations correspondant à nos besoins, le chirurgien-dentiste ne peut être aidé promptement lors de troubles de santé passagers l’obligeant à arrêter son exercice professionnel, et ce malgré les charges financières conséquentes qu’il doit assurer pendant son interruption. Il est donc dans l’intérêt de celui-ci de disposer en plus d’une réserve de trésorerie destinée à combler cette perte d’exploitation le cas échéant, pendant ce laps de temps.

Concernant la CARCDSF, somme toute bien gérée, une interrogation se pose : elle présente donc depuis des décennies un fonds devenu aujourd’hui considérable de 4,6 milliards d’euros. Il est peut-être honorable d’épargner pour augmenter encore son excédent, mais cette réserve ne peut pas indéfiniment ne pas être utilisée pour ses adhérents.

Arrivés à la période où une réforme majeure sur les retraites est sur le point d’être amendée, et où il sera peut-être décidé outrageusement dans un avenir plus ou moins proche que soit récupérée cette « cagnotte » pour l’usage de la collectivité toute entière, pourquoi ne serait-elle pas utilisée à « rétribuer l’autre moitié » des prestations versées à nos retraités qui ont cotisé pendant une quarantaine d’années 28 % de charges sociales professionnelles obligatoires alors qu’ils ne perçoivent de retraite que la moitié équivalente à celles-ci ?

Cela constituerait un acte légitime, ramenant ainsi leur retraite à 70 % de leur précédent BNC médian même si là aussi cela ne pourrait durer.

Je tiens en effet à évoquer le cas d’un confrère qui a reçu il y a peu de temps son relevé de carrière : alors qu’il cotise beaucoup et depuis le début de son exercice professionnel, que ce soit auprès de la CARCDSF (régimes de base et complémentaires) ou de l’URSSAF, sa retraite future ne lui permettrait même pas de payer son loyer d’habitation actuel ! Il compte alors dans ces conditions, et pour s’assurer un train de vie assez proche de celui qu’il a, soit sans excès entre autres si l’on prend en compte le nombre incalculable d’heures hebdomadaires effectuées dans son cabinet, continuer à exercer le plus longtemps possible après l’âge légal de départ à la retraite à taux plein, et ce, tant qu’il le pourra ! Est-ce ainsi normal de travailler peut-être jusqu’à la fin de sa vie ?

Malheureusement, c’est le précepte que la société contemporaine risque de nous obliger de suivre pour un certain nombre d’entre nous dans les années à venir. C’est même d’ailleurs déjà le cas pour beaucoup de retraités de tous horizons qui se doivent de poursuivre une activité rémunérée, et cela devrait à regret se développer… De ce fait, dans ces considérations, que penser des difficultés rencontrées par les jeunes diplômés pour s’installer si nos retraités continuaient à travailler, créant à la fois un surnombre de praticiens en exercice, et en conséquence une concurrence plus rude ?


Ainsi, doubler nos retraites permettrait aussi aux jeunes de « faire leur place » bien plus facilement et de trouver dans notre profession libérale une véritable corrélation entre cotisations et prestations de retraite, loyale. Nous remarquons en effet depuis quelques années un rejet fréquent du cabinet dentaire par les jeunes qui débutent leur carrière, préférant le salariat en fait pour un tas de raisons, et sans doute aussi à cause de la faible retraite obtenue après 43 années de cotisation.

Il est également intéressant de se focaliser sur l’âge auquel nous pourrons partir pour percevoir une retraite à taux plein. Nicolas Sarkozy a augmenté l’âge de départ à la retraite de deux ans. Pour notre profession, celui-ci est alors passé à 67 ans. Sous François Hollande, le nombre de trimestres requis a été augmenté, totalisant en moyenne 1,5 an, si bien qu’en fonction de notre année de naissance un nombre de trimestres déterminé supplémentaires d’exercice professionnel sera nécessaire pour atteindre le taux plein. On peut donc considérer que 43 annuités seront indispensables pour la majorité des praticiens.

En prenant comme hypothèse, en totale conformité, que nous commencions notre exercice professionnel libéral à 27 ans puis sans discontinuer, nous ne pourrons alors prétendre à une retraite à taux plein qu’à 70 ans ! Cela revient à dire que le système actuel de réforme des retraites avec un soi-disant « âge pivot » ou « âge d’équilibre financier » a déjà été fabriqué de toutes pièces depuis que notre système par points existe, puis modifié par les récentes réformes, et que nous devons depuis un certain temps, si l’on ne veut pas subir de décote, respecter cet âge d’équilibre qui devrait donc à ce jour être environ de 70 ans pour notre profession !

Il faut aussi mettre en exergue qu’accroître l’âge de départ à la retraite pour l’ensemble de la population active, par les cotisations apportées, fera gagner une somme très substantielle d’argent à l’État (qu’il devrait en principe répartir, dès la mise en application du régime universel, à tous les retraités si l’équilibre financier est assuré).

Mais, en dehors de l’augmentation nécessaire du nombre d’années de cotisations et donc d’exercice professionnel pour percevoir une retraite égale à celle d’hier (donc, théoriquement « travailler plus pour gagner autant de prestation de retraite »), chaque adhérent percevra en définitive sa retraite mathématiquement pendant moins de temps, ce qui revient aussi à « travailler plus pour gagner moins de prestation de retraite dans le temps ».

Avec la nouvelle réforme des retraites engagée sous la présidence Macron, nous risquerons de « travailler plus pour gagner moins de prestation de retraite et donc encore moins de prestation de retraite dans le temps » (tout cela en comptabilisant uniquement les 35 %) !

Au total, l’État sera encore gagnant dès l’instauration de ce nouveau régime de retraite, étant donné que la somme des prestations de retraite versées dans le temps pour chacun sera plus faible qu’avant du fait de leur moindre durée (10 ans en moyenne pour notre profession).

En effet, en se basant sur l’espérance de vie d’environ 80 ans, nous serons donc censés toucher une retraite pendant 10 ans alors que l’on était près des 15 ans il n’y a pas si longtemps. Et, nous constatons que le montant total perçu pendant dix années par le retraité est très largement inférieur (moins de la moitié) à celui qu’il aura cotisé pendant 43 ans en ne considérant que les 14 % versés à la CARCDSF (donc, une différence deux fois plus grande, soit 25 % de prestations de retraite perçues sur la somme totale versée si l’on tient compte aussi des cotisations URSSAF !

Ainsi, si nous devions être amenés à récupérer ce que nous avons payé en ne comptabilisant que les 14 % liés aux cotisations auprès de notre caisse de retraite, il faudrait au moins 20 ans ; alors qu’en touchant une retraite deux fois plus importante, le montant cotisé serait atteint au bout d’environ 10 ans de prestations de retraite, ce qui correspondrait pleinement à la différence entre l’âge de départ à la retraite et celui de l’espérance de vie. Ces 10 ans ne tiendraient malgré tout pas compte des cotisations URSSAF d’environ 14 % également, restant à fond perdu.

Quant à ceux qui viennent à décéder pendant leur période d’activité professionnelle, leur conjoint survivant, s’il se fait connaître, ne percevra une pension de réversion qu’à partir d’un âge déterminé ; autrement dit, les cotisations apportées par l’adhérent pendant de nombreuses années ne feront pas bénéficier immédiatement le conjoint survivant mais encore une fois serviront aux investissements décidés par la caisse autonome de retraite, et à la profession…

Par extrapolation, les placements réalisés par la CARCDSF ne peuvent à eux seuls expliquer la réserve considérable de 4,6 milliards d’euros qu’elle détient. Il paraît donc sous toute vraisemblance qu’une grande partie de cette réserve cumulée au fil des décennies a été constituée par l’écart important existant entre la somme des cotisations appelées aux chirurgiens-dentistes libéraux en exercice et celle des diverses prestations versées aux retraités nettement plus faibles, mais aussi sur la différence observée entre la somme cotisée pendant une quarantaine d’années et la durée de prestations que reçoit chaque retraité (donc, environ 10 ans) !

Les indépendants et professions libérales sont donc, et d’ailleurs depuis 1960, les grands perdants vis-à-vis de leur retraite. Les gouvernements successifs n’ont de surcroît jamais pris en compte l’inégalité flagrante constatée à ce titre, qui s’est encore accentuée avec toutes les réformes qui y ont été portées ! Il me semble donc que nous devrions réunir nos efforts dans un premier temps pour inciter la CARCDSF à enfin assurer une retraite décente à nos aînés, correspondant aux 28 % cotisés, notamment en utilisant la réserve gigantesque dont nous disposons qui se doit d’être déployée pour la profession et non pour l’ensemble des retraités de la population toute entière, comme le voudrait sans doute le gouvernement. Puis, dans un second temps pousser les pouvoirs publics à décider de la suppression de nos cotisations URSSAF, s’il était requis que nous devions finalement cotiser pour notre retraite à hauteur de 28 % du BNC.

Il nous sera alors enfin retrouvé une place normale sur le sujet des retraites, corroborant l’ensemble des autres statuts (même si les salariés ne cotisent pas eux-mêmes à 28 % de leur salaire brut pour leur future retraite). Au-delà du caractère de répartition de notre régime de retraite, il est aussi constitué par capitalisation. Or, quel est l’intérêt d’y cotiser pendant toute notre carrière si nous y perdons énormément sur la somme investie une fois arrivés à la retraite ? Autrement dit, tant que cela ne changera pas, il ne s’agit pas d’un placement, bien au contraire ; et si nos retraités avaient eux-mêmes constitué leur capital retraite indépendamment et isolément pendant ces 43 ans, ils auraient donc pu normalement se rémunérer à juste titre, soit à 70 % de leur précédent BNC médian pendant les 10 ans précédemment évoqués au minimum. Aujourd’hui, cet argent non reversé à nos retraités par notre caisse et donc qui sera vraisemblablement récupéré par la collectivité, sera encore une fois au titre de la solidarité nationale !

Un chirurgien-dentiste d’Ile-de-France.