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Les secrets dentaires d'Anne d'Alègre, comtesse du 16e siècle

La dentition particulièrement bien conservée d'Anne d'Alègre, comtesse de Laval à la vie trépidante, révèle que l'aristocrate portait une prothèse en ivoire pour masquer la perte d'une incisive. Un traitement dévastateur mais aux objectifs aussi bien thérapeutiques que sociaux.

Par Raphaëlle de Tappie, publié le 30 janvier 2023

Les secrets dentaires d’Anne d’Alègre, comtesse du 16e siècle

L’état de santé bucco-dentaire d’un squelette révèle toujours des informations passionnantes sur l’Histoire. Aujourd’hui, dans une étude dont les résultats sont parus dans la revue internationale Journal of Archaeological Science : Reports, on apprend qu’Anne d’Alègre, comtesse de Laval ayant vécu au cœur des guerres de religion du 16e siècle, dont le squelette a été retrouvé dans une fouille en 1988, souffrait de parodontite. Elle a été traitée, mais de manière désastreuse : on lui a fait porter une prothèse dentaire en ivoire pour remplacer une incisive, maintenue de part et d’autre par un fil d’or. La défunte aristocrate présente également une ligature de contention sur les prémolaires.

Anne d’Alègre nait aux alentours de 1565 dans une famille huguenote. Elle est la fille de Christophe Ier d’Alègre, marquis d’Alègre et d’Antoinette du Prat. Elle grandit entre l’Auvergne et la Normandie. En 1583, elle épouse Paul de Coligny, dernier comte de Laval. À 21 ans, elle se retrouve veuve et mère du petit François de Coligny, dit Guy XX de Laval. À cette époque, la France est plongée dans sa huitième guerre de religion. Les ultra-catholiques, menés par la famille des Guise et soutenus par le roi Henri III, ont l’avantage. Farouchement anti-Huguenots, ils veulent s’accaparer les possessions du comte de Laval. De foi protestante, Anne de Laval quitte ses terres et emmène son fils Guy à Sedan pour qu’il soit élevé dans le protestantisme. En punition, le roi de France lui retire aussitôt sa tutelle et confie ses biens à Charles de Lorraine.

Treize ans plus tard, elle retrouve sa fortune. En 1599, elle se remarie avec Guillaume IV d’Hautemer, gouverneur de Normandie et de trente ans son aîné. En 1605, son fils, converti au catholicisme, meurt en croisade. Il a seulement 20 ans. Les trois années qui suivent, catholiques et protestants se disputent son cadavre. En attendant, son corps est placé dans un cercueil de plomb et de cuivre, où ses os finissent par virer au vert.

Anne d’Alègre, la coquette

Mais les conflits ne tournent pas qu’autour de la dépouille du jeune homme. L’héritage des vastes domaines de Laval est contesté entre Anne d’Alègre et Charlotte-Brabantine d’Orange-Nassau, qui revendique ces terres pour son fils Henri de la Trémoïlle, successeur des titres et nouveau comte de Laval. Anne perd le procès. En 1613, Guillame IV d’Hautemer décède à son tour et elle se retrouve veuve à nouveau. Elle est âgée de 43 ans.

Alors qu’elle espère épouser le duc de Chevreuse, les bruits d’un troisième mariage amusent la capitale. Car il faut dire qu’ Anne d’Alègre est célèbre. Organisatrice de soirées mondaines et à l’affut de toutes les nouvelles modes, l’aristocrate est décrite comme l’une des premières femmes « à rouler en carrosse » pour se rendre à l’église le dimanche.

Au cours de l’hiver 1618-1619, elle tombe malade et s’éteint à Paris à 54 ans. Les chanoines refusent de l’inhumer dans la Collégiale Saint-Tugal de Laval, nécropole des comtes de la Laval, à cause de sa foi protestante. L’Huguenote est donc enterrée à l’écart des autres comtes. Désormais, on peut voir son squelette au Musée des Sciences de Laval. Celui de son fils, l’homme aux os verts, est conservé dans les réserves du musée.

Une prothèse très moquée

Aujourd’hui, l’étude des dents de l’aristocrate illustre les conséquences physiques du stress auquel elle fut soumise tout au long de sa relativement courte existence. Les radios par cone beam montrent l’association entre une maladie parodontale et un traitement thérapeutique dévastateur pour la patiente : le port d’une prothèse dentaire en ivoire remplaçant une incisive, soutenue sur les dents voisines par des fils d’or, ainsi qu’une ligature de contention sur les prémolaires.

L’objectif des soins était sans doute de limiter les conséquences fonctionnelles et esthétiques de la perte des dents mais le port de la prothèse en ivoire à long terme ainsi que les multiples resserrages du fil d’or ont entraîné une instabilité des dents voisines porteuses. Du côté gauche de la mâchoire, les chercheurs observent une perte de dents, dont une molaire, ainsi que de l’usure dentaire, peut-être dû à du bruxisme. Pour eux, l’objectif du traitement dentaire était bien entendu thérapeutique et esthétique mais surtout sociétal. Car garder une apparence soignée à cette époque indispensable pour les femmes aristocrates, élevées pour le mariage et la maternité.

Ambroise Paré, médecin du roi et contemporain d’Anne d’Alègre note dans l’un de ses écrits que si une personne est édentée et défigurée, son discours devient dépravé. C’est pourquoi, la comtesse a préféré porter une prothèse en dépit des risques qu’elle encourait. Et des moqueries qu’elle suscitait. En effet, beaucoup la disaient trop coquette. Mais aujourd’hui, cette prothèse en ivoire nous en apprend beaucoup sur les techniques médicales de l’époque.

Un siècle avant les premiers dentistes

« Cinquante ans plus tôt, Ambroise Paré qui était également mayennais, a déjà décrit ce type de prothèse et c’est justement ce que les chirurgiens-dentistes du CHU de Toulouse ont trouvé passionnant : c’est de se dire que peut-être qu’Ambroise Paré a formé des gens en Mayenne et que c’est peut-être un de ses disciples qui a soigné Anne d’Alègre », explique le Dr Rozenn Colleter, archéo-anthropologue associée à l’Inrap, à France Bleu Mayenne.

À l’époque, « il y a des arracheurs de dents et les médecins n’ont pas de spécialisation, ils vont bidouiller dans la mâchoire d’Anne d’Alègre, un traitement qui n’est pas vraiment approprié. La prothèse, trop collée à la gencive, ne va pas améliorer sa parodontite ». 

« Cette étude complète l’Histoire de la dentisterie puisqu’on est un siècle avant l’arrivée des premiers vrais dentistes », déclare la chercheuse au micro de Radio France. Pour Rozenn Colleter, si « l’analyse par les dentistes du CHU de Toulouse a permis d’appliquer une nouvelle classification des parodontites qui révèle que le système immunitaire de la veuve était très dégradé à la fin de sa vie », un grand mystère demeure. Comment Anne d’Alègre a-t-elle perdu sa première dent ?