Chirurgien-dentiste – Comment dépister les violences conjugales ?

En tant que chirurgiens-dentistes, vous pouvez, en détectant les stigmates de violences conjugales, contribuer à votre mesure à sauver des vies.

Par Pauline Machard, publié le 02 septembre 2020

Chirurgien-dentiste – Comment dépister les violences conjugales ?

À l’occasion de la récente levée du secret médical pour les victimes de violences conjugales, /dentaire365/ vous donne accès, en intégralité, au dossier « Dépister les violences conjugales » paru en décembre 2019 dans le magazine Solutions Cabinet Dentaire.

Le fléau des violences conjugales ne cesse de faire des ravages en France, charriant son lot de victimes. 219 000 femmes en moyenne seraient touchées chaque année, quelque 78 000 hommes, et il faut rajouter de nombreux enfants, martyrs collatéraux de ces histoires de grands. Ces victimes, en tant que professionnels de santé de premier recours, vous êtes susceptibles de les croiser. « Nous sommes en première ligne », diagnostique le Dr Christian Winkelmann, vice-président de l’ONCD et responsable du Pôle patients. Et ce, quelle que soit la localisation de votre cabinet, la typologie de votre patientèle. Il y en a même peut-être parmi vos assistant(e)s, associé(e)s…

Combien sont-elles ? Difficile à dire. Pour le Dr Nathalie Delphin, présidente du Syndicat des femmes chirurgiens-dentistes (SFCD), « chaque jour, chaque chirurgien-dentiste voit une victime de violences dans son cabinet ». Ce chiffre « paraît disproportionné », pour le Dr Geneviève Wagner, conseillère nationale, qui a porté, avec le Dr Jean-François Largy, l’e-learning ordinal sur les violences faites aux femmes. Sans avancer de statistiques, ce dernier estime néanmoins que « la probabilité pour que, dans votre exercice, vous rencontriez ce genre de cas, est forte. Ce serait dommage de laisser quelqu’un dans la difficulté, de ne pas lui apporter le moindre secours, la moindre oreille ».

Vous pouvez, à votre niveau, contribuer à briser le cercle mortifère dans lequel sont enfermées les personnes : en dépistant les mauvais traitements au sein du couple. Mais pour cela, encore faut-il « savoir les reconnaître, mais aussi savoir accueillir les victimes », observe le Dr Delphin. Voici quelques clés.

Apprenez à capter les signaux faibles

Intégrez que… c’est compliqué

Savoir reconnaître les signes de violence conjugale « est important, affirme le Dr Largy, président du Conseil départemental de l’Ordre des chirurgiens-dentistes de Côte d’Or. C’est ce qui va nous permettre de repérer les victimes et de les orienter pour mettre en place de prises en charge adaptées .»

Mais ce n’est pas évident. « Les signes, on ne les voit pas assez souvent, concède le Dr Geneviève Wagner. C’est d’autant plus difficile sur une patiente que l’on ne reçoit qu’occasionnellement ! » Non seulement il n’existe aucun profil-type auquel se raccrocher : tous les âges, tous les milieux sociaux, toutes les cultures, sont concernés. Mais en plus, ces violences sont masquées. Vous pouvez malgré tout être alertés par un faisceau d’indices, que toute l’équipe dentaire doit reconnaître. « Ça s’apprend !, rassure la présidente du SFCD. Par la formation, et par l’expérience. »

Gare au motif de consultation

Vous pouvez percevoir des « incohérences dans le motif de consultation », expliquait le Dr Estelle Machat-Pegon, MCU-PH de Santé publique à la faculté de chirurgie dentaire de Clermont-Ferrand, lors du Congrès ADF 2018. Elle en listait quelques-unes : chute sur le trottoir, coup de ballon, glissade sur une serpillère. Ajoutant que les victimes expliquent souvent que « ça s’est passé à l’extérieur », afin que vous n’identifiez pas le huis clos dans lequel se déroulent les sévices.

Surveillez les attitudes

Côté patients, certains comportements peuvent alerter. Chez les adultes : l’empressement, les multiples couches de vêtements alors que le cabinet est surchauffé, le mutisme en présence de l’accompagnant, les sollicitations de son approbation. Ils peuvent aussi se montrer « absents » à certains moments, lorsque vos mots, vos gestes, vont réactiver la mémoire traumatique, évoque la professeure de santé publique.

Chez les enfants : ils peuvent être prostrés, agressifs, dissimuler leurs bleus (alors qu’en l’absence de maltraitances, ils les assumeraient), adopter des attitudes de fuite devant un homme ou une femme, répertorient les Drs Winkelmann et Wagner. Côté accompagnants : méfiance s’ils répondent ou écrivent à la place du patient, s’ils s’imposent en salle de soins, avertit le Dr Delphin. Déceler ces signes peut vous aiguiller, mais gare aux conclusions hâtives !

Facilitez la parole des victimes

Suscitez la confidence

Les victimes ne viennent pas pour parler de ce qu’elles subissent, prévenait le Dr Machat-Pegon, rappelant la nécessité de comprendre le « monde de silence, de honte, de culpabilité, parfois de déni » dans lequel elles sont. « Entrer en contact est difficile, note le Dr Guy Collet, référent ordinal départemental « Violences à autrui » et président honoraire de l’association française d’identification odontologique (Afio), rompu à l’exercice. On ne peut pas dire “Il faut faire ceci, cela”, d’autant que l’approche du patient est très personnelle. »

Néanmoins, certaines techniques « soft » permettent de montrer que vous êtes dans une logique de communication. Comme disposer des fascicules sur des lieux d’accueil en salle d’attente, ou y apposer une affiche avec le numéro d’écoute. « C’est l’affiche ordinale, porteuse du numéro d’écoute 3919, qui a été le déclencheur de confidences pour certains de mes patients – hommes et femmes », confie le Dr Wagner.

Posez systématiquement la question

Sans question, « non seulement vous ne saurez jamais, mais ça signifie aussi que vous ne voulez pas la réponse, sanctionne la présidente du SFCD ajoutant, que faire la démarche permet déjà de faire comprendre que le cabinet est une zone où on peut s’exprimer ». Deux options pour la poser :

  1. Directement – via une question ciblée (ex : « Avez-vous fait l’objet de violences ? ») ou plus générale (ex : « Avez-vous subi un choc dans le secteur tête ou ailleurs ? »)
  2. via un item dans le questionnaire médical. À vous de choisir ce qui vous convient. « Il faut connaître les mécanismes, et être à l’aise dans un langage qui est personnel à chacun », souligne le Dr Wagner, qui a opté pour l’item, qui permet ensuite un questionnement plus poussé. Le Dr Collet lui, commence par le général, puis va droit au but : « Je demande s’ils ont eu un accident de voiture, s’ils ont chuté…puis je rajoute : “ou avez-vous reçu des coups involontairement ou volontairement ?” » Idéalement, la question sur les violences est systématique. Elle fait ainsi partie de « l’arsenal thérapeutique » du Dr Delphin, au même titre que celle sur le ronflement, la consommation de cigarettes.

Montrez-vous à l’écoute

Première situation : le patient ne se confie pas. Soyez alors attentifs à son expression corporelle, « parfois plus importante encore que la réponse, selon le Dr Machat-Pegon. Un blanc total, c’est un signe ». Deuxième situation : il vous répond. Il dit oui et se confie ? Dans ce cas, adoptez un comportement inverse à celui de l’agresseur, suggère la professeure de santé publique.

Il enjoint la victime à se taire ? Laissez-la s’exprimer. « Nous ne pouvons pas bloquer cette parole, estime le Dr Delphin, car la personne est dans un bon moment, ça peut lui sauver la vie. » Il fait croire que personne ne la comprendra ? Dites que vous la croyez. Il reporte la responsabilité de ses actes sur elle ? Rappelez que ceux-ci relèvent de la seule responsabilité de leur auteur et qu’ils sont interdits par la loi. Peut-être avez-vous le sentiment de sortir de votre rôle. Ce n’est pas l’avis du Dr Delphin, pour qui « nous sommes complètement dans notre rôle de soignant. Un patient, ce n’est pas qu’une dent ».

Documentez les lésions

Examinez de préférence le patient seul

Pour réaliser l’examen clinique dans de bonnes conditions, mieux vaut recevoir le patient seul car, rappelle le Dr Largy – qui a aussi participé, délégué par l’Association dentaire française (ADF) -, à la recommandation de la Haute autorité de santé (HAS) sur les violences conjugales -, « la victime peut être accompagnée de son agresseur ».

Encore une fois, c’est plus facile à dire qu’à faire, même si vous êtes maître de ce qui se passe au cabinet. « Lors du premier rendez-vous, c’est parfois compliqué. Mais après, quand on sent qu’il y a quelque chose, on fait en sorte de prendre le patient à part », explique Geneviève Wagner.

Pour y arriver, vous devrez certainement argumenter, user de divers stratagèmes : programmer un autre rendez-vous, utiliser l’excuse de devoir donner des explications techniques…

« Il y a aussi des moyens de donner des informations sans être dans le verbal, via un mot, une carte », avise Nathalie Delphin. Pour que cela fonctionne, toute l’équipe doit participer.

Relevez les lésions évocatrices

« La violence conjugale, on la voit. Il y a des stigmates », pose le Dr Delphin. « Dans 70 % des cas, au niveau de la face, du crâne, du cou », détaille le Dr Machat-Pegon. Vous allez pouvoir relever des traumatismes dentaires, des douleurs de l’ATM, un hématome du voile du palais – qui peut signifier un rapport forcé -, des dents cariées chez l’enfant qui compense par le sucre, etc. Des traces de brûlures sur le crâne, de strangulation sur le cou et la nuque. Des avant-bras abîmés, car ils ont servi de boucliers. « Si on n’est pas formé, on ne va pas envisager que ce sont des coups », avertit le Dr Delphin.

L’examen va aussi permettre de confronter les propos antérieurs du patient. Le Dr Geneviève Wagner cite des situations vécues : une patiente dont les dents cassées évoquent un coup de poing, mais qui affirme qu’une porte de garage lui est tombée dessus. Une autre qui prétend n’avoir jamais eu d’opération, d’accident, ou reçu de coups, alors que sa radiographie panoramique montre de nombreuses plaques d’ostéosynthèse.

Consignez les éléments constatés

À l’issue de l’examen clinique, surtout consignez méticuleusement tous les éléments constatés dans le dossier dentaire du patient, ce sont des traces au niveau médico-légal. Vous serez peut-être aussi amené à rédiger un certificat médical dentaire, qui, écrit clairement, précisément, factuellement, devra être remis en mains propres à la victime. C’est un des éléments qui permettront à celle-ci d’engager une action en justice, notamment pour obtenir une mesure de protection. Mais aussi un de ceux sur lesquels l’autorité judiciaire pourra s’appuyer dans le cadre d’une demande de prise en charge des préjudices subis, notamment en vue d’une réparation en dommage corporel. « Le constat initial, c’est l’armature de la bouée de sauvetage qu’on jette pour sauver ces victimes, commente le Dr Winkelmann. C’est ce qui va leur permettre de repartir. »

Proposez un début d’accompagnement

Délivrez quelques conseils

En dépistant les violences, vous devenez l’un des premiers maillons de la chaîne de professionnels visant à sortir la victime de l’enfer. En plus de ce rôle, vous pouvez proposer un début d’accompagnement. « Mais c’est à la discrétion de chacun », juge le Dr Wagner. La première chose, c’est déjà d’avoir connaissance de certains numéros, de savoir qu’ils existent. Le jour où vous avez un pépin, vous pouvez inviter la victime à appeler le numéro d’écoute et d’information 3919, « Violences femmes infos », qui est gratuit, anonyme, non traçable – tant sur les factures que sur le journal d’appel. Il est accessible du lundi au vendredi, de 9 h à 22 h, et les samedis, dimanches et jours fériés, de 9 h à 18 h. Vous pouvez aussi conseiller à la victime de se rendre, en cas d’urgence, dans les locaux des services de police et de gendarmerie, ou encore d’appeler le 17, qui permet de les joindre.

Ayez connaissance de vos limites

Attention à ne pas vouloir trop en faire, même si c’est louable. « Nous, on réalise les soins, on fait un certificat médical, et on oriente. Nous sommes les premiers maillons d’une chaîne. Il faut être conscients de nos limites de compétences, insiste le Dr Machat-Pegon. Nous ne sommes pas assistantes sociales, pas de la police, pas psychologues. »

« Nous sommes un des acteurs, mais nous ne sommes qu’un des acteurs, abonde Jean-François Largy. Nous intervenons comme praticiens détecteurs, pas en tant que thérapeutes. Nous n’en avons pas la formation, pas la compétence, et certainement pas la capacité d’organisation ni le temps pour pouvoir prendre en charge au-delà ces personnes. Il ne faut pas se tromper de rôle. »

Acceptez de passer le relais

« Si vous sentez que la patiente est en demande d’accompagnement plus fort, vous pouvez l’orienter », suggère le Dr Delphin. Cela suppose « d’anticiper, pour le Dr Machat-Pegon. Ce n’est pas au moment où on découvre la maltraitance qu’il faut se demander, alors qu’on a la personne en face, comment faire. »

Prenez les devants : recensez au niveau local les coordonnées des services de victimologie, des associations de victimes…

N’hésitez pas à vous rapprocher, par le biais du Conseil départemental de l’Ordre, du référent ordinal départemental pour les violences faites à autrui, qui peut recentrer les informations et se mettre en rapport avec les associations. Ayez aussi sous le coude l’adresse de la plateforme de signalement des violences sexuelles et sexistes du site service-public.fr (gratuite, anonyme, disponible 24h/24) qui permet à la victime de discuter de manière interactive avec un gendarme ou un policier spécifiquement formé.

Mis bout à bout, tout ça, c’est déjà beaucoup. « Parfois, on pense qu’on est inutiles, qu’on a fait si peu, confiait le Dr Machat-Pégon, à l’issue de l’exposé d’une situation vécue, lors du congrès de l’ADF 2018. Mais en fait, au final, il y a quand même des femmes qui vont partir de chez elles. » Pour le Dr Wagner, « les violences conjugales, c’est un phénomène sociétal. C’est normal que tout le monde s’investisse. Si on peut apporter notre petite pierre à l’édifice, c’est très bien. »