banniere 990x122

La simulation à l’ère numérique

« Reproduire des situations ou des environnements de soins pour enseigner (et permettre de répéter) des procédures diagnostiques et thérapeutiques. » Tel est, selon la Haute Autorité de santé (HAS), le principe de la simulation en santé. Simulation mise en œuvre de longue date dans quelques champs de la médecine ou de l’odontologie, mais qui aujourd’hui « inonde » la formation initiale et continue de tous les professionnels de santé, y compris des chirurgiens-dentistes, analyse le Dr Julien Laupie, secrétaire général de l’Association dentaire française (ADF).

Et pour cause : la simulation permet de pratiquer certains gestes à blanc, avant réalisation en vie réelle. Autrement dit, plaide le Dr Laupie, de ne pas s’entraîner « en premier » sur des individus – ce qui était encore admis il y a peu. « Quand j’ai été formé, on s’exerçait vaguement sur dents extraites, puis on passait rapidement aux patients », se souvient le Dr Stéphane Simon, endodontiste co-fondateur et directeur pédagogique d’Endo Académie.

Et à l’ère du digital, les nouvelles technologies s’invitent dans cette approche d’enseignement, promettant plus de réalisme et d’immersion : la simulation devient numérique. Certes, pour le moment, cette simulation numérique demeure plutôt confidentielle. Ainsi, plusieurs praticiens rapportent n’avoir jamais pu tester de simulateurs 2.0 dédiés à la formation, ou bien seulement en de rares occasions – par exemple dans le cadre de salons.

Simulateurs haptiques et réalité virtuelle

Toutefois, le monde dentaire semble ouvert à ce nouveau mode de formation. En témoignent non seulement la plupart des professionnels interrogés – qui se déclarent prêts à tenter l’expérience (même si la curiosité pour les nouveautés technologiques telles que la simulation numérique varie sans doute d’un professionnel à l’autre, nuance le Dr Yassine Harichane, chirurgien-dentiste aux Sables d’Olonne) -, mais surtout l’ADF. En effet, l’association compte inaugurer lors de son prochain congrès annuel un espace dédié à cette évolution pédagogique, s’enthousiasme le Dr Laupie. « Le but est d’avoir de premiers retours de professionnels afin de développer ou non à plus grande échelle des programmes de formation, de donner des idées à d’autres organismes de formation continue, et avant tout de faire découvrir quelques innovations de simulation aux chirurgiens-dentistes. »

Plus précisément, deux grands types de technologies suscitent une attention singulière, à commencer par les simulateurs haptiques. Soit des machines composées d’une part d’un écran tactile figurant une image de bouche ou de dent à traiter, et d’autre part d’un ou plusieurs bras simulant l’utilisation de divers instruments, avec retour de force. « L’intérêt des simulateurs haptiques (réside dans leur) capacité à faire ressentir les textures, la dureté » d’un objet complexe tel que la dent, autorisant ainsi les apprenants à « développer leur dextérité manuelle », écrit Alexis Treanton dans une thèse d’exercice consacrée à la simulation haptique soutenue en 2022. Si certaines universités commencent à s’équiper pour la formation initiale, à l’instar de la faculté d’odontologie de Brest, ces simulateurs pourraient aussi servir à la formation continue (lire notre encadré p. 23). Si bien que l’ADF a fait l’acquisition, pour le prochain congrès, de deux appareils de ce genre, se félicite le Dr Laupie.

Puis, la réalité virtuelle, qui permet, rappelle le Dr Harichane, d’« enregistrer une situation réelle, et de la faire rejouer en immersion », et suscite des attentes importantes. Avec par exemple la possibilité de projeter tout ou partie d’un cabinet dentaire – ce qui se fait déjà chez les assistants dentaires afin de faciliter l’apprentissage de protocoles notamment de stérilisation, indique le Dr Simon. Ou encore l’espoir de montrer de façon immersive l’exécution de certaines opérations via le recours à un casque de réalité virtuelle. « Il serait extrêmement intéressant de pouvoir capter et revivre certaines interventions de professionnels reconnus » en immersion totale, à la première personne, imagine le Dr Cyrille Rolland, parodontiste dans les Pays de la Loire et formateur à l’Académie de Paro. Et en considérant d’autres modalités de la réalité virtuelle que sont la réalité augmentée et la réalité mixte – permettant tantôt d’implémenter des informations virtuelles dans une image d’environnement réel, tantôt d’interagir avec ces éléments ajoutés, selon le Dr Harichane – le champ des possibles s’étend encore.

Limites économiques et technologiques

Cependant, la simulation numérique fait encore face à plusieurs difficultés. D’abord, son déploiement à grande échelle pourrait se voir compromis par des considérations économiques. Par exemple, « le prix d’un seul simulateur haptique atteint le budget annuel des facultés » alors même que plusieurs sont nécessaires pour former un seul groupe d’apprenants en formation initiale ou continue, déplore le Dr Julien Cardona, chirurgien-dentiste dans la région de Rennes et secrétaire général adjoint des Chirurgiens-dentistes de France (Les CDF). Dans le même esprit, le Dr Simon évoque un ancien projet de formation recourant à la réalité virtuelle – abandonné du fait de coûts trop élevés. De quoi faire craindre une augmentation des tarifs des programmes de formation. Et reste à savoir comment s’adapteront les organismes de prise en charge dans le cadre du DPC. « Au même titre que les classes virtuelles – aujourd’hui acceptées à juste titre -, ce progrès technique (que constitue la simulation numérique) ne devra pas être absent des conditions d’attributions à des remboursements et validations de nos obligations professionnelles », juge le Dr Elie Sfeir, vice-président de l’Union Dentaire.

Et surtout, la simulation numérique s’avère relativement immature. C’est en particulier le cas des modules fondés sur la réalité virtuelle, encore imprécise alors que l’art dentaire s’exerce au millimètre près, reconnaît le Dr Laupie. « D’ailleurs, je n’ai jamais vu de neurochirurgien s’entraîner à entrer dans un crâne à l’aide de la réalité virtuelle », remarque le Dr Simon, qui souligne une difficulté supplémentaire en odontologie : des « placements difficiles », qui compromettent le bon enregistrement des traitements et ainsi les simulations fondées sur ces images. Enfin, concernant les programmes proposant de s’exercer à certaines procédures dans un cabinet virtuel comme ceux développés pour les assistants dentaires, la question de la valeur ajoutée de l’immersion totale par rapport à une vidéo simple peut se poser. Ainsi, l’ADF, qui compte proposer au congrès une simulation numérique de ce genre, centrée sur la prescription d’antibiothérapie – avec possibilité de visualiser l’ensemble d’un cabinet, divers personnages, un patient et l’ensemble de son dossier, etc., n’a pas opté pour le recours à un casque de réalité virtuelle. Ce « jeu de rôle » en développement par la start-up française SimforHealth, avec laquelle un « partenariat stratégique » a été conclu début juin, sera proposé en 2D, via un écran tactile classique, annonce le Dr Laupie.

La simulation physique a encore de beaux jours devant elle

Certains se montrent aussi dubitatifs à l’égard des simulateurs haptiques. Bien que le Dr Laupie assure que les dernières générations de machines telles que celles qui seront exposées au congrès de l’ADF ont bénéficié de progrès significatifs marqués dans la reproduction des sensations tactiles, aux yeux du Dr Simon, la simulation haptique demeure globalement insuffisamment réaliste. « Il reste sans doute difficile de créer des simulateurs avec des retours de force intéressants vis-à-vis des tissus durs ; d’ailleurs, il n’existe pas de simulateurs haptiques en orthopédie », remarque-t-il. Un défaut de réalisme particulièrement net avec certains gestes. « Pour nettoyer et cureter une carie, la sensation peut être assez vraisemblable, mais quand il s’agit d’effleurer les structures dentaires, le ressenti demeure moins naturel », analyse le Dr Cardona.

Finalement, si la simulation numérique pique la curiosité, l’approche en est bel et bien à ses balbutiements. Or parallèlement, la simulation physique continue de se développer, profitant elle aussi d’avancées technologiques. De fait, les Drs Rolland, Simon, Cardona et Harichane évoquent tous les progrès des modèles de dents, désormais très réalistes, intégrant diverses couches de matériaux de densités différentes – à l’instar d’une dent réelle, aux multiples tissus. Des progrès permis par l’impression 3D, qui permet même d’obtenir, comme l’indique le Dr Simon, des mâchoires, voire des têtes de résine entières à partir de données de patients réels. Le tout, en s’affranchissant de problématiques posées par d’anciens supports physiques (anatomie éloignée de l’être humain avec les modèles animaux, difficultés administratives et risques infectieux liés aux dents humaines extraites, etc.), et pour un rapport coût/efficacité très favorable, estime le Dr Cardona. De plus, des avancées en cours dans le secteur médical, comme le développement de mannequins robotisés reproduisant des comportements humains (mimiques, malaises, cris, mouvements, etc.) décrits par les Ds Cardona et Simon, pourraient arriver en odontologie.

Est-ce au total à dire que la simulation physique risque longtemps d’éclipser la simulation numérique ? Pas forcément. Si la simulation physique autorise à l’heure actuelle davantage d’applications que la simulation numérique, l’une et l’autre n’entrent pas en compétition, insiste le Dr Harichane, qui voit plutôt une complémentarité : la première esquisse d’un geste pourrait se faire sur simulateur numérique, avant réitération de l’exercice sur simulateur physique dans un second temps, et enfin traitement de patients réels.

Simulateurs haptiques, à réserver aux néophytes ?

Les simulateurs haptiques ne sont-ils utiles qu’en formation initiale, chez les grands débutants ? C’est a priori ce que laisse envisager l’inexactitude des sensations tactiles produites par ces dispositifs, pas si gênante pour des néophytes devant simplement commencer par se familiariser à certains gestes, mais potentiellement davantage pour des professionnels expérimentés : difficile d’adhérer à une simulation imprécise « quand on connaît bien la sensation », juge le Dr Simon. Cependant, les simulateurs haptiques pourraient présenter un intérêt dans la formation continue, auprès de chirurgiens-dentistes, certes rodés, mais qui souhaiteraient s’initier à de nouvelles techniques, vis-à-vis desquelles ils ne disposeraient pas d’un référentiel de sensations, suggèrent les Drs Rolland et Harichane.