Psychorthodontie : une relation triangulaire

Le métier d’orthodontiste est au coeur d’une triangulation complexe. Le praticien doit répondre aux attentes de son patient (celui qui se fait soigner : l’enfant) et de son client (celui qui paie : les parents) qui sont différentes… et parfois même divergentes ! Comment faire ?

Par la rédaction, publié le 14 juin 2012

Psychorthodontie : une relation triangulaire

La mère vous a appelé, elle a pris rendez-vous, le père vous l’a amené, il vous a présenté son fils qui vous a farouchement regardé d’un air de défi (« Toi je t’aime pas ! »). Il est vulnérable. Il n’a pas demandé à être là, il ne souhaitait ni le traitement, ni même avoir un joli sourire si ses parents ne lui avaient pas vanté le mérite de votre intervention.

Même s’il tente de ne pas le montrer, il a peur. De vous, du matériel, de l’odeur, de tous ces gens autour de lui, éventuellement des moqueries des copains à l’école ou des douleurs qui suivent les réactivations, voire des changements (esthétiques, psychologiques…) que va provoquer le traitement.

Il est votre patient parce c’est sur lui que vous allez exercer votre art, c’est sur lui que le résultat sera observable. Si vous ne pouvez obtenir sa coopération et répondre à ses appréhensions par un comportement adapté, votre travail va se complexifier. Votre concentration ainsi que celle de votre assistante se voudra plus accrue, plus fatigante. Plus tendu, vous sentirez davantage la fatigue corporelle, et vos épaules et votre nuque se raidir. Après une journée de tensions accumulées, vos gestes seront moins amples et sûrs.

Parent-client

Le parent n’est pas votre patient, mais il est votre client ! Car c’est lui qui paye, lui qui conduit l’enfant à ses séances, lui qui décide, lui qui (faut-il espérer) gère son enfant et l’encourage dans ses soins. Le parent est souvent plus conciliant, plus discipliné, il agit raisonnablement, en adulte. Mais parfois, il est une source de tension bien plus stressante que l’enfant. Il faut dire que sa motivation est complexe.

Bien sûr, il souhaite agir aujourd’hui pour que son enfant jouisse demain d’un sourire plus esthétique. Mais ne veut-il que cela ? Il veut également montrer à sa propre mère qu’il s’occupe mieux de son enfant qu’elle ne l’a fait pour lui. Parfois, il veut mettre son ex conjoint dans une situation financière embarrassante en lui proposant de prendre une partie du plan de traitement en charge.

Parfois encore, il culpabilisera d’avoir « donné » génétiquement cet encombrement à son enfant. Parfois aussi, il subira la pression de son entourage, mais ne souhaite pas « vraiment » engager ce plan de traitement « Je préfèrerais ne pas embêter mon enfant avec toutes ces contraintes… », parfois enfin, il regrettera de ne pas avoir fait la même démarche pour l’aîné…la liste est sans fin.

L’orthodontiste doit tenter de comprendre la situation réelle, mais n’a ni la compétence, ni l’autorité de la faire évoluer. Sa position doit se limiter à clarifier les objectifs cliniques et à mettre en œuvre les moyens. Il aura besoin pour cela de la coopération du patient (observance des instructions) et du client (ponctualité, paiement des honoraires, accompagnement de l’enfant dans l’observance…). Rien ne justifie qu’il sorte de ce cadre.

Deux positions en même temps

La complexité du métier d’orthodontiste est de devoir jongler avec deux positions en même temps. La première évidence : remettre chacun à sa place. Réduisez autant que possible les occasions d’être réunis tous les trois. Lors du premier rendez-vous, c’est inévitable, aussi, portez votre attention sur le(s) parent(s), écoutez-le(s). Pour qu’il se sente entendu, reformulez ses propos clés : ses attentes, ses appréhensions éventuelles, ses impératifs.

Saisissez les occasions qui se présenteront pour rassurer l’enfant par un sourire chaleureux et authentique. Les enfants plus encore que les adultes sentent le manque de sincérité. Discrédité, il vous sera plus difficile de vous faire respecter et entendre. Lors de votre premier rendez-vous seul avec le junior, responsabilisez-le.

Seul avec le junior

Il vous faut attendre d’être seul avec lui pour lui permettre de prendre sa place de patient. Tant qu’il sera en présence de ses parents, il agira en fonction d’eux. Soit par crainte de leur déplaire, soit pour les défier. Seul, et mis en confiance, l’enfant doit être invité à se positionner. « Tu sais pourquoi tu es ici ? Y a-t-il un problème avec tes dents ? Est-ce important pour toi ? Qu’attends-tu de moi ? Vas-tu faire ce qu’il faut de ton côté pour que le travail serve à quelque chose ? »

Dans une société de plus en plus complexe, l’accroissement de l’anxiété paraît inévitable du fait de l’extension incessante des possibilités d’action et des possibilités de prise de décision. Cette anxiété est non seulement éprouvée par les adultes, mais aussi, à un rythme croissant, par les juniors. Les enfants ont, en effet, plus d’opportunités de faire des choix qui doivent s’avérer judicieux vis-à-vis de leurs parents, des adultes, de leurs pairs et d’eux-mêmes.

Attention aux situations fragilisantes

Dans un contexte comme celui de l’orthodontie, avec une prise en charge spécifique dont les enjeux ne sont pas toujours accessibles au junior, le questionner sur la pertinence de la démarche n’est pas toujours judicieux. C’est même une situation fragilisante pour le professionnel : « Y a-t-il un problème avec ton sourire ? » Et si la réponse est « non » !

En théorie, cette question ne se pose plus, sinon, quelle légitimité pour ce rendez-vous ? Il est des domaines où il faut éviter les transferts de responsabilités, même s’ils sont feints ou utilisés dans un but de séduction. Éviter « Qu’attends-tu de moi ? » ; s’il est contre la démarche, il ne se gênera pas pour dire « rien » ! Autre question à proscrire « Vas-tu faire ce qu’il faut de ton côté pour que le travail serve à quelque chose ? » C’est ainsi lui donner le pouvoir de contrarier le travail prévu et de prendre conscience du pouvoir qu’il détient au regard du spécialiste, donc, de la potentielle vulnérabilité de celui-ci.

Gérer les désaccords parents/enfant

Si vous assistez à quelque chose qui contredit votre éthique, vous pouvez intervenir par un simple constat. Moraliser provoque l’humiliation, banaliser encourage, se taire trahit votre peur, seul un constat sans jugement, vous donne le poids d’un consensus que personne ne peut honnêtement démentir. Par exemple : « Tu ne devrais pas manquer de respect à ta mère. Car tu perds le mien. » Pour relancer par « Votre présence montre un intérêt pour les soins que je vais apporter à votre fille, sa présence à elle prouve qu’elle vous écoute. Ce qui est important aujourd’hui, c’est de régler votre problème à toutes les deux et de poser cet appareil dentaire. »

Si le conflit ne vous concerne pas, il ne justifie pas une intervention. Mettez fin à la conversation en affirmant avec douceur (ah, la douceur…) : « Vous verrez cela entre vous » car le rôle d’un thérapeute est la neutralité, le non-jugement. Si l’adulte assiste aux soins malgré tout, et se sert de vous comme témoin d’un règlement de compte, sortez de ce jeu psychologique avec les conseils précédents. Ne rentrez pas sur le terrain de leurs désaccords, ramenez l’attention sur le terrain de votre préoccupation ou proposez au parent (avec douceur) « Il serait préférable, comme je vous l’ai proposé, d’attendre votre fille à l’accueil…» sans commentaires ni explications.

Trois interlocuteurs

Il est fréquent que l’enfant ou son parent profite de la présence d’un tiers pour se mettre en scène ou pour trouver une caution sur laquelle appuyer sa position. Même s’il ne s’agit pas toujours d’un conflit entre eux : « Regardez, docteur, comme je fais tout ce qu’il faut pour mon enfant » ou « Vous constatez vous-même, docteur, la mère négligente que j’ai ». Cette prise d’otage existe dans toutes les relations, même face à une seule personne, mais le fait d’être face à deux rajoute un spectateur. Il faut comprendre qu’en face, vous avez trois entités : l’enfant, le parent (ou les parents) et la famille (le groupe structuré que forme l’enfant et son parent). Le junior a une vie, une motivation, un potentiel propre. Le parent a sa propre histoire.

À ces deux entités se rajoute la cellule familiale dans laquelle l’entité propre de l’enfant s’efface pour « résonner » dans la cohérence du groupe. Il en est de même pour le parent qui est à la fois un individu avec ses propres problèmes, mais aussi un chef de famille qui s’efface devant l’intérêt de ses enfants. Cette troisième entité « conceptuelle » est d’autant plus complexe qu’elle comprend la relation entre les individus qui la composent (comme la présence des deux parents ; qui eux-mêmes sont composés d’un homme, d’une femme et d’un couple et sans évoquer les familles recomposées ou l’ex-conjoint est « présent » à l’entretien… sans l’être physiquement).

Recadrer

Quand une conversation diverge, qu’un entretien dévie de ses objectifs, que des considérations hors propos ont fait perdre le fil… il convient de recadrer. Recadrer consiste à créer une rupture dans la conversation pour resituer les enjeux, les objectifs, le contexte, la problématique. « Je vous rappelle que vous avez pris rendez-vous avec moi pour améliorer le sourire de Chloé. J’ai bien compris qu’elle appréhendait la rigueur des consignes d’hygiène qui s’imposent, mais c’est une condition incontournable pour que je débute un traitement. Réfléchissez et on en reparle au prochain rendez-vous. » Là encore, la douceur va apporter de l’efficacité, même si parfois, il est nécessaire de monter le ton et faire preuve d’autorité : « Ces problèmes ne me regardent pas, voulez-vous que je vous laisse vous expliquer entre vous ou pouvons-nous continuer ? ».

Il n’est pas question de se transformer en psy, mais d’améliorer la compréhension de certaines situations complexes. Il n’est pas question de sortir de sa mission d’orthodontiste pour régler un conflit, soulager une tension, donner une information… mais de réunir les conditions de la réussite par une meilleure maîtrise des enjeux psychologiques. Difficile ? Non, car le bon comportement consiste à ne pas intervenir, ne pas répondre, ne pas jouer le jeu, ne pas mettre le doigt dans l’engrenage… et se contenter de recadrer.

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