Entretien avec… le Dr Franck RENOUARD

Le monde médical, et plus spécialement le monde dentaire, n’envisage les complications que sous un angle technique. Le comportement humain, fortement influencé par le stress, n’est que très rarement mis en cause dans la chaîne d’événements qui conduit à l’échec. Et pourtant… Si nous envisagions les choses différemment, 50% des événements indésirables graves pourrait être évités. Démonstration du Dr Renouard.

Par la rédaction, publié le 29 février 2012

Entretien avec… le Dr Franck RENOUARD

Vous venez de co-publier un nouveau livre qui s’intitule « À la recherche du maillon faible : initiation aux facteurs humains ». C’est plutôt inattendu comme thème. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous y intéresser ?

Dr Franck Renouard : Tout a commencé il y a 15 ans. J’étais alors pilote privé d’hélicoptère et j’ai eu un accident. J’ai crashé mon hélicoptère. L’histoire est décrite en détail en introduction du livre. Vous verrez, c’est un cas d’école en matière de facteurs humains. L’histoire a d’ailleurs été publiée dans la revue d’avion Pilotes. Cet événement, marquant dans la vie d’un homme, a été le début d’une longue réflexion sur la faute et l’erreur. À l’époque, j’ai été très surpris que dans le monde aéronautique, personne ne me jette la pierre. J’étais responsable de mon accident, j’avais fait une erreur basique de pilotage, mais je n’ai pas été jugé, ou tout du moins ne l’ai-je pas ressenti comme tel. Même des pilotes très expérimentés ont eu un regard professionnel sur mon aventure. Depuis cette période, je n’ai pu m’empêcher d’être surpris par le décalage, dans le regard porté sur l’erreur, entre ce que j’avais vécu après mon accident et ce que je vois au quotidien dans le monde de l’implantologie où seule la perfection semble acceptable.

Dans quelle mesure les facteurs humains constituent-ils une nouvelle approche de l’erreur ?

Dr Franck Renouard : Les études en aéronautique montrent qu’environ 80 % des erreurs qui aboutissent à un échec ou à un mauvais résultat sont dues à des facteurs non-techniques. Ce peut être l’environnement, les personnes avec qui nous travaillons, ou encore les protocoles que nous utilisons. À cela s’ajoute l’état psycho-physiologique de l’opérateur. Le stress, la fatigue, le manque de motivation, l’ennui au travail, la surconfiance ou la surcharge de travail sont autant de paramètres qui vont influencer nos comportements individuels et qui peuvent générer l’erreur. La sécurité aérienne a fait un bond incroyable dès lors que la notion de facteurs humains a été prise en compte dans la prévention des risques aériens. En médecine, et plus particulièrement en dentisterie, la marge de progression est énorme. Tout est à inventer chez nous. C’est étonnant que personne n’en ait jamais parlé avant.

Vous basez votre réflexion sur les recherches du monde aéronautique. Comment arrivez-vous à faire le lien avec la pratique dentaire ?

Dr Franck Renouard : Aujourd’hui on sait que 50 % de la morbidité médicale en hôpital est liée à l’erreur humaine. Mais on continue à se focaliser uniquement sur les problèmes techniques. Pour prendre l’exemple de l’implantologie, depuis 40 ans, tous les efforts se sont concentrés autour de l’implant, de sa forme, de sa surface, de son mode de connexion, etc. Pourtant, on constate qu’avec les années, le taux de complication n’a pas sensiblement diminué. Vous pouvez utiliser le meilleur implant du monde, cela ne sera jamais une garantie de réussite si vous faites votre chirurgie avec une préparation pré-opératoire insuffisante ou si vous ressentez un fort niveau de stress qui vous fera « bâcler » votre opération. Tout le monde a un jour placé des implants trop proches les uns des autres ou frôlant la racine de la dent adjacente.

Ces erreurs ne sont pas dues à un certain type d’implants, mais bien à l’action du praticien. Cette évidence est passée sous silence. On laisse croire qu’en utilisant des implants toujours plus innovants, on aura une pratique plus sûre. C’est évidemment faux, mais ça arrange tout le monde car c’est basé sur un raisonnement simple et binaire facile à vendre et à recevoir. Appréhender l’erreur sous le prisme des facteurs humains est plus compliqué, mais cela représente la véritable voie pour une sécurisation de la pratique implantaire. Il est temps d’apporter des réponses aux 80 % d’erreurs non-techniques. Le monde aéronautique a depuis longtemps réfléchi à ces problématiques.

C’est pourquoi j’ai voulu écrire ce livre avec un pilote professionnel, expert en facteurs humains, afin de mettre ces enseignements cognitifs au service des chirurgiens-dentistes. Dans le livre, nous tentons d’apporter des solutions pour contrer les effets du stress et de la tunnelisation mentale, nous développons une réflexion approfondie autour des check-lists…

Mais on utilise déjà des check-lists en dentisterie. Vous avez d’ailleurs publié un livre sur le sujet. Ne sont-elles pas efficaces ?

Dr Franck Renouard : Les check-lists sont indispensables à la sécurisation de l’activité humaine. J’ai d’ailleurs écrit le livre sur les facteurs de risque en implantologie dentaire avec Bo Rangert après mon accident d’hélicoptère. Mais elles ne constituent qu’une petite partie de la solution au problème. Les check-lists sont comme les antibiotiques nécessaires pour combattre une infection.

Elles ont des avantages et des inconvénients, et leur utilisation doit faire partie d’un processus de réflexion globale sur la sécurisation. Penser que l’on va éviter toutes les erreurs par la seule utilisation de check-lists est illusoire. Elles sont nécessaires mais pas suffisantes.

Parlons un peu du stress. C’est un phénomène bien connu des dentistes.

Dr Franck Renouard : Il est capital de comprendre que c’est la réponse que vous apportez à une situation qui est stressante, pas la situation par elle-même. Prenons un exemple simple : vous devez sauter en parachute. La première fois, vous ressentirez tous les effets bien connus du stress, à savoir : tachycardie, hyperventilation, bouche sèche, mains et jambes qui tremblent, sans parler d’effets plus désagréables tels que la perte de contrôle des sphincters. En fait, le cerveau reptilien, le plus primitif, ressent un danger et se prépare soit à combattre, soit à fuir. La vascularisation des muscles striés est privilégiée, alors que les organes non essentiels, tels que les glandes salivaires, sont délaissés.

Mais quand vous en êtes à votre 100e saut, alors même que la situation est identique, votre stress sera bien moins important. C’est pareil en chirurgie ou en dentisterie. Le niveau de stress se définit comme étant la différence entre la difficulté supposée d’une situation et le niveau de réponse que vous pensez pouvoir y apporter. La confiance en soi est capitale pour diminuer le stress. Il faut tout de même faire attention à ne pas tomber dans la surconfiance qui est à la base de nombreuses erreurs médicales.

Il est donc possible de limiter le stress ?

Dr Franck Renouard : Il n’y a pas de solution miracle. Mais redéfinir son environnement de travail, anticiper les problèmes potentiels en les évoquant en amont et en tentant d’apporter des réponses préventives, générer de la communication au sein de l’équipe, permettre à ses collaborateurs de participer à l’amélioration des procédures sont quelques éléments parmi d’autres qui limitent le stress. Cependant, quand le niveau de stress est trop important, on peut consulter des spécialistes qui peuvent aider à contrôler ses émotions.

À vous entendre, les praticiens sont des hommes forcément victimes de leurs émotions. Mais notre profession est très technique et exige de la rationalité.

Dr Franck Renouard : L’homme rationnel est un fantasme depuis les premiers philosophes. Platon, Descartes, Bacon, Freud ont tous prêché pour la prise de contrôle du cerveau émotionnel par le cerveau rationnel. Au moment de la révolution française, on a développé le culte de la raison et même érigé le Temple de la Rationalité. Tous ont cru que la société idéale existerait le jour où la raison l’emporterait sur l’émotion. En fait, le cerveau est beaucoup plus complexe et les études neurocognitives ont clairement montré que la partie émotionnelle de la pensée jouait un rôle primordial dans la prévention de l’erreur.

Il faut savoir que le cerveau rationnel, situé autour du cortex préfrontal, ne peut gérer que de 4 à 9 items en même temps. C’est peu quand il s’agit de faire une intervention chirurgicale complexe, surtout la première fois. Pendant les congrès, tout le monde est subjugué par des praticiens montrant des résultats fantastiques de chirurgies difficiles, telles que les augmentations verticales de crêtes. Une fois rentrés à la maison, ces praticiens novices tentent de reproduire ces chirurgies en pensant qu’il suffit d’appliquer ce qu’ils ont retenu (ou cru retenir plus exactement). Mais le plus souvent, le résultat n’est pas à la hauteur de leur attente.

Ce qu’ils oublient, c’est que les conférenciers sont des experts dans leur domaine, et que pour obtenir ces résultats merveilleux, ils sont passés par un long processus d’apprentissage basé sur l’échec qui leur a fait petit à petit modifier leurs protocoles et surtout automatiser des étapes de l’intervention. Pour caricaturer un peu, on peut dire que ces chirurgiens ont fait la place dans leur cerveau rationnel pour recevoir des items nouveaux tels que « le patient saigne », « l’ouverture buccale est limitée », « le patient salive vraiment beaucoup », et ont appris à réagir en conséquence. Mais le chirurgien qui ne pratique que 3 ou 4 fois par an ce type d’opération n’a pas d’automatisme. La survenue d’événements indésirables va alors surcharger son cerveau rationnel, ce qui générera du stress, avec toutes les conséquences délétères que l’on connaît.

Pour devenir expert, il faut du temps et emmagasiner petit à petit dans son cerveau médian, aussi appelé limbique, des procédures qui seront appliquées le moment venu de façon automatique. Ce qui laisse de la place pour les éléments nouveaux. L’idéal serait de pouvoir faire ses premières armes sur des simulateurs, mais on en est encore loin dans notre spécialité.

Vous dites que l’erreur fait partie de la pratique, mais il faut avouer que nous rencontrons peu d’échecs ou de complications pour chaque patient. La plupart du temps tout se passe bien.

Dr Franck Renouard : Heureusement, la majorité des erreurs ne conduisent pas à l’échec ! La plupart du temps elles sont traitées immédiatement avec des solutions parfois inconscientes. Prenons un exemple simple : vous oubliez de tarauder un os très dense parce que vous n’êtes pas concentré sur votre chirurgie, vous commencez à placer votre implant, il bloque tout de suite. Vous pouvez faire le choix de l’enlever et de passer le taraud. L’erreur n’a pas de conséquence. Prenons la même situation, mais cette fois, vous êtes énervé, stressé et pressé de finir. Vous forcez la mise en place de l’implant et vous en fracturez le col.

Les deux histoires commencent de la même façon, mais elles se terminent différemment car le praticien n’a pas eu le même comportement. Lorsque l’on réfléchit en termes de facteurs humains, on apprend à être attentif à son état d’esprit pour éviter de créer soi-même une complication à partir d’une situation sans risque intrinsèque. On apprend aussi à analyser nos erreurs dans leurs moindres détails, comme cela se fait en aviation, car une même erreur dans un contexte différent peut aboutir à une complication grave.

On peut quand même espérer que les pilotes d’avions ne font plus d’erreurs !

Dr Franck Renouard : Détrompez-vous. Un pilote d’avion fait entre deux et trois erreurs par vol. Mais dans l’immense majorité des cas, cela ne porte pas à conséquence car il y a eu une réflexion en amont sur l’erreur. Des solutions sont apportées tant dans la conception des machines, que dans les protocoles ou encore dans les relations humaines qui existent à l’intérieur du cockpit. En aviation, tous les accidents sont analysés jusque dans les moindres détails. Des conclusions sont tirées et des améliorations sont proposées.

Malheureusement, dans le monde médical et dentaire, on a tendance à masquer nos erreurs. Lorsque l’on a fait une « connerie » et que l’on s’en est bien sorti, on se tait… Cela constitue un grand préjudice pour l’ensemble de notre profession. Si chacun rapportait ses erreurs, cela permettrait d’identifier plus rapidement les failles de certains protocoles et les méthodes à risque. Et cela constituerait un formidable retour d’expériences dont pourraient profiter les autres praticiens, et notamment les novices.

Vous parlez d’erreur mais pas de faute. Est-ce normal ?

Dr Franck Renouard : C’est non seulement normal, mais c’est la base de la réflexion sur les facteurs humains. On peut définir l’erreur comme étant une action non intentionnelle. On peut aussi dire que l’erreur est ce que l’on n’aurait pas dû faire et que l’on aimerait ne plus jamais faire. Le résultat n’a pas été voulu, contrairement à la faute qui est un acte volontaire par lequel on transgresse la règle. Plus concrètement, une faute équivaut à opérer un patient infecté uniquement parce que le rendez-vous est programmé et que ça dérange tout le monde de le reporter.

Une erreur revient à placer un implant de travers parce que le patient saigne beaucoup et que le stress inhibe la capacité de réflexion rationnelle de l’opérateur. Il est essentiel de garder cette distinction à l’esprit afin que chacun devienne plus enclin à reconnaître ses propres erreurs, étape primordiale pour mener une réflexion permettant de trouver des solutions appropriées. L’acceptation de ses erreurs doit devenir une nouvelle culture en implantologie et en dentisterie. Le livre est d’ailleurs ponctué de récits d’erreurs sur lesquels se construit la réflexion en matière de sécurisation et de gestion des risques.

J’explique ainsi comment et surtout pourquoi j’ai été capable d’extraire la mauvaise dent à un patient. Notre profession est particulièrement soumise au stress, et je n’échappe à la règle. Mais je me force à appliquer les enseignements dérivés des facteurs humains. Être stressé n’est pas une faute, mais ne rien faire pour contrer ses effets négatifs en devient une.

Vous parlez de culture. On ne s’éloigne pas du sujet ?

Dr Franck Renouard : La notion de culture implique de comprendre et de s’imprégner des raisons de l’échec. Il ne suffit pas de connaître les règles techniques si on ne comprend pas pourquoi il faut les appliquer. Essayez d’imposer l’utilisation de check-lists dans votre cabinet, vous verrez que cela ne durera pas longtemps si elles ne s’intègrent pas dans une réflexion plus globale sur la sécurisation qui doit être expliquée à chacun des membres de l’équipe. Une étude a été faite sur 8 000 chirurgies générales.

Les équipes qui avaient une culture de la sécurisation ont eu 50 % de mortalité en moins par rapport aux autres équipes. Mais la culture de l’échec dépasse le strict cadre professionnel car l’erreur fait partie du processus normal du fonctionnement humain. Nous en commettons quotidiennement. Réfléchir en termes de facteurs humains permet également d’améliorer notre performance dans nos actes de tous les jours. C’est une véritable philosophie de vie.

Comment voulez-vous faire pour changer la vision de l’erreur ?

Dr Franck Renouard : Il ne faut pas se faire d’illusions : c’est un processus très long. Il faut le commencer à l’école, au minimum en faculté. Cela veut dire que les enseignants doivent accepter d’enseigner l’erreur. Pas seulement la complication qui est un aspect technique, mais l’erreur qui se rattache au comportement humain. Imaginons que nous ayons une baguette magique et que cette notion s’impose dans le monde de la dentisterie. On peut considérer que les résultats seront visibles dans sept ans environ. C’est long mais ça vaut vraiment le coup de travailler en ce sens.

Quels conseils donner aux praticiens intéressés par votre message ?

Dr Franck Renouard : Je pense que l’on commencera à vraiment changer les choses quand on acceptera de partager ses erreurs sans arrière-pensée. Niels Bohr, qui a été Prix Nobel de physique, a défini l’expert comme « une personne qui a commis toutes les erreurs possibles dans un domaine très étroit ». En partageant anonymement nos erreurs et en les analysant comme nous le faisons sur le blog (www.facteurs-humains.fr) que nous avons ouvert, on gagne du temps. On passe de : « cacher ces erreurs indignes » à : « vos erreurs nous intéressent, merci de les partager ». Cette approche, nouvelle en médecine, mais qui existe en aviation depuis de nombreuses années, devrait aussi être appliquée dans l’enseignement universitaire et post-universitaire. On peut toujours rêver !

C’est bien intéressant tout ça, mais quel est le rapport direct avec la pratique quotidienne de nos confrères ?

Dr Franck Renouard : Il faut bien comprendre une chose importante. La notion de facteurs humains ne s’inscrit pas dans une démarche économique visant à augmenter la rentabilité directe des cabinets. L’objectif est de sécuriser la pratique, de réduire les erreurs quotidiennes et de permettre à toute l’équipe de travailler avec un stress minimum. Mais vous devez savoir que le coût médical de l’erreur humaine est important. Il est estimé à 700 millions d’euros pour les hôpitaux français.

Aux États-Unis, la conséquence de l’erreur humaine en médecine est chiffrée à 17 milliards de dollars par an. Je pense que, sans changer de façon dramatique son exercice, on peut induire des économies en prenant en compte des règles d’organisation ou de travail telles que celles décrites dans mon livre. Car une des choses qui coûte de l’argent dans un cabinet ou qui ampute le bénéfice d’un acte jusqu’à le rendre déficitaire est de devoir gérer des erreurs ou des complications.

L’anticipation rigoureuse de la procédure, la mise en œuvre de protocoles croisés de contrôle, l’utilisation du concept « et si… » et celui de la Gestion des Menaces et des Erreurs sont autant d’outils qui peuvent être appliqués dans un cabinet dentaire pour faire que la journée de travail se déroule de la façon la plus sereine et la plus efficace possible.


Bio Express

  • Docteur en chirurgie dentaire en 1982
  • Assistant du Dr Jean-François Tulasne, chirurgien maxillo-facial, de 1984 à 1988
  • Président de L’EAO de 2004 à 2006
  • Participation à la création d’un domaine viticole en Vallée du Rhône en 2002

En savoir plus

7 juin 2012 : Conférence sur les règles de bonne conduite pour éviter les risques d’échecs thérapeutiques. 15 juin 2012 : Conférence sur la gestion de la pratique implantaire au quotidien.

 

Conférence

Lundi 26 mars 2012 à 20h pour l’ACDOP dans les locaux de la société SIRONA (135 av. de Wagram, Paris 17e). Cocktail dînatoire suivi de la conférence-débat à 21h.
Dr Maurice Elmosnino
Président ACDOP
Tél. : 06 86 86 85 85