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« Mad Skills » : un souffle nouveau au cabinet dentaire ?

Depuis les années soixante-dix, et surtout la révolution numérique, on ne parle plus dans le monde du travail que des soft skills, ce savoir-être indispensable aux entreprises. Mais récemment, un genre nouveau de compétences a fait son entrée sur le devant de la scène : les mad skills ou « compétences folles ». Venu de la Silicon Valley, ce terme, qui évoque les aptitudes atypiques d’un candidat, a fait son apparition en France autour de l’année 2019. Et l’épidémie de Covid n’y est pas pour rien. « Elle a chamboulé le monde du travail, qui est plus que jamais volatil, complexe, incertain, ambigu », explique Florian Tran, psychologue du travail et des organisations, au quotidien Ouest France dans un article consacré au sujet. Dans ce contexte, « les entreprises ont plus que jamais besoin de profils qui sortent du cadre, qui n’ont pas peur du changement, qui sauront être résilients, mais aussi qui sauront faire preuve d’adaptabilité et de polyvalence ».

D’après le site Welcome to the jungle, spécialisé dans le monde du travail, les mad skills sont le plus souvent acquises « via la pratique d’une activité sportive, créative, associative ou une expérience hors du commun, telle qu’une maladie, une épreuve ou encore une expatriation ». La question qui se pose pour nous est donc la suivante : quelle place les mad skills peuvent-elles avoir au cabinet dentaire ?

Écrivain, acrobate, champion d’arts martiaux… Solutions met souvent en valeur des praticiens au profil singulier. Ces derniers mois, plusieurs chirurgiens-dentistes sont ressortis sur le devant de la scène de par leur engagement humanitaire en Ukraine, qu’il s’agisse de Paul Amas à Marseille ou de Léon Guedj à Toulouse. Aujourd’hui, votre magazine s’intéresse particulièrement à Pierre-Benjamin Nantel, dentiste et danseur chorégraphe, et Alice Modolo, dentiste et apnéiste, vice-championne du monde de poids constant.

La nécessité d’un dérivatif

Pour quelqu’un d’aussi hyperactive qu’Alice Modolo, exploiter au maximum le temps qui lui était imparti s’est rapidement imposé comme une évidence. « La nature a horreur du vide. Quand on remplit notre vie de ce qui est important pour nous, on est capable de faire beaucoup plus de choses, ça entraîne un cercle vertueux. Quand on prend conscience qu’on ne veut pas se réveiller à 60 ans avec le sentiment d’être passé à côté de sa vie en vivant dentisterie H24 et que ce quelque chose à côté va nous aider à être plus performant dans notre travail, on touche du doigt quelque chose d’intéressant. S’enrichir par ailleurs, ça donne un second souffle. Sur le long terme, on y gagne vraiment », déclare celle qui compte à son actif vingt records de France d’apnée.

Car oui, dans une profession aussi intense que la vôtre, avoir une activité à côté permet de relâcher la pression. Pour Pierre-Benjamin Nantel, « c’est un plus d’avoir un dérivatif, une passion où on a vraiment la place de pouvoir s’exprimer, pour bien faire son travail. Je pense que le métier de dentiste demande un côté éponge à stress et à peurs qui requiert beaucoup en termes d’empathie ».

La gestion de la douleur et l’importance de la respiration

Chez les deux sportifs, leur passion fait d’eux de meilleurs praticiens, notamment grâce à une compréhension plus affûtée du corps des patients. « En danse, il y a cette façon d’être à l’écoute du corps de l’autre et même du public, que ce soit dans les impros ou quand on essaye de se coordonner en rythme avec d’autres. Quand on est dans une activité de soin, être attentif à ce que le patient va dire ou à son langage non verbal a toute son importance. Pour certains patients un peu prostrés, le corps parle parfois plus que les mots », argumente le Dr Nantel. Pour lui, la gestion de la peur, et surtout de la douleur, est très présente en tant qu’artiste. « Plutôt que de dire “N’ayez pas peur” en passant par la négative, je propose un petit exercice de respiration que beaucoup de danseurs font quand ils s’échauffent. Il faut avoir conscience du pouvoir du relâchement », explique le chorégraphe.

Alice Modolo, dont le cœur de l’activité sportive est « de se priver de la fonction vitale qu’est la respiration », a, elle aussi, immédiatement fait le lien entre sa pratique de l’art dentaire et la respiration. « Quand j’étais pédodontiste exclusive, je savais si un petit respirait par le nez ou la bouche dès qu’il rentrait au cabinet. Or la respiration nasale a un impact majeur sur la croissance, sur l’oxygénation du cerveau, sur l’alimentation. Un enfant qui ne peut pas respirer avec le nez ne dort pas bien, a le visage allongé, se réveille la nuit pour boire, n’est pas attentif à l’école, a du mal à prendre du poids. Quand je suis sous l’eau sans respirer, je vois bien ce qui crée des blocages et il n’y a pas meilleur endroit pour faire face à la douleur que chez le dentiste, donc pour moi c’était très complémentaire. »

L’activité sportive de la championne, détentrice du record du monde en poids constant bi-palmes (96 mètres en août 2022), lui a permis de s’occuper de ses patients comme une coach. « Je me rappelais ce qui marchait pour moi et je faisais la même chose sur les enfants. Les entraîneurs avaient tendance à me donner des ordres sans se mettre à ma place mais si je ne comprends pas le sens, je n’y vais pas… Alors j’essayais d’entrer dans le monde de l’enfant et de me caler par rapport à lui. »

Ce recul nécessaire à l’empathie

Son amour de la mer lui a par ailleurs donné l’idée d’instaurer un univers enchanteur permettant à ses petits patients de s’évader dès qu’ils pénétraient dans son cabinet. « Les enfants n’ont qu’une hâte, c’est de voyager et d’imaginer des choses extraordinaires. J’inventais tout un tas de trucs pour qu’ils arrivent à déconnecter d’un endroit anxiogène où ça va faire mal. J’avais créé dans mon cabinet tout un univers marin, rempli de doudous dauphins, baleines… je leur disais que j’étais la maîtresse de la mer… J’instaurais des choses qu’ils connaissaient pour créer le lien et je les écoutais. »

On l’aura compris, les mad skills peuvent être un vrai atout pour un praticien. Mais qu’en est-il de ses employés ? « J’ai travaillé avec une assistante syrienne qui chez elle était professeur de français. J’ai trouvé que c’était une super assistante, notamment parce qu’elle avait un recul incroyable. Je pense que pouvoir mettre en perspective ses tâches avec des choses qui n’ont rien à voir l’aidait dans la conversation, dans la maturité, la compréhension. Car finalement dans notre métier, il faut énormément d’écoute pour comprendre le patient dans sa globalité », témoigne le Dr Nantel. Dans son processus de recrutement, le chirurgien-dentiste valorise donc les mad skills, mais bien évidemment pas au détriment des compétences cliniques et humaines, insiste-t-il. « Ce n’est pas parce qu’une personne va faire quelque chose d’incroyable qu’elle va pouvoir compenser des manques de base. » Et les collaborateurs ? « J’ai travaillé pendant trois ans et demi dans un cabinet de quatre dentistes à côté d’Arles et chacun avait une journée par semaine hors du cabinet. L’une était volleyeuse quasi pro, l’autre plasticienne, et le troisième prof à la fac. J’avais le sentiment que cela participait vraiment à la bonne ambiance. Les sujets de conversations sont plus vastes », se souvient-il avec plaisir.

Quid de la gestion du temps

Pendant longtemps, les deux sportifs ont réussi à organiser leur quotidien avec dextérité, jouant les équilibristes entre leur pratique sportive et leur exercice. Pour Alice Modolo, « vouloir faire plusieurs choses oblige à se poser les bonnes questions, à comprendre la problématique, la consigne d’un problème et d’y répondre le mieux possible ».

Après des années à alterner scène et fauteuil, Pierre-Benjamin a toutefois quitté ce dernier le temps d’un intermède musical. « Pendant la crise sanitaire, j’ai dû mettre la danse de côté car les activités artistiques étaient à l’arrêt et les besoins médicaux très importants. J’ai travaillé à temps complet en tant que chef de service dans un centre de la Croix-Rouge à Paris. Aujourd’hui, j’ai besoin de passer du côté professionnel en tant qu’artiste et je suis actuellement une formation complète en tant que chorégraphe à Marseille afin de me spécialiser sur des enjeux d’espace public. Je travaille sur la question des œuvres en lien direct avec le lieu et le contexte. Cela me rappelle la logique du travail d’adaptation pour le patient », développe le danseur qui compte reprendre son activité clinique deux jours par semaine à partir de septembre 2023. « Il y a quand même certaines limites si on veut exercer professionnellement deux choses. Cela n’est pas toujours simple », concède-t-il.

Même combat pour Alice qui, elle aussi, a mis en pause sa carrière de chirurgien-dentiste, mais « pas par choix » et pour une durée indéterminée. « J’ai abandonné mon activité en 2019. Mes associés et moi n’avons pas réussi à nous mettre d’accord et je n’ai pas cédé au bras de fer. Ça n’a fait qu’alimenter mon ras-le-bol de ce manque de considération des femmes », raconte l’apnéiste qui a longtemps souffert du sexisme dans le monde du sport. « On me disait que j’étais faignante mais moi j’avais deux activités en parallèle et je voulais leur prouver, et me prouver, ce que j’étais capable de faire si je me donnais à plein temps en tant qu’athlète. » Aujourd’hui, la jeune femme continue à jongler entre divers métiers puisqu’il s’agit d’aller plus loin sous l’eau mais également de récolter des fonds pour se financer. Elle donne donc des conférences pour les plus grands managers du monde, qui « veulent comprendre comment on peut être assez fou pour quitter un job sûr pour lequel j’ai tant investi pour me rediriger vers un sport extrême sans aucun moyen ». Une fois qu’elle aura réussi à faire bouger les lignes, peut-être reviendra-t-elle à ses premières amours…

Qu’en disent nos autres praticiens à double casquette ?

« Un dérivatif est nécessaire pour se défouler et se régénérer », nous confiait il y a quelques années Jérôme Gallion, légende du Rubgy Club toulonnais et chirurgien-dentiste à Toulon. S’il a fini par abandonner le rugby au profit de son exercice, « à l’époque nous pouvions concilier nos deux activités, il y avait beaucoup moins d’entraînements qu’aujourd’hui. Je prenais un plaisir incroyable à pratiquer le rugby mais je revenais avec autant de plaisir au monde dentaire, car cela me coupait du sport ». Hadia Decharrière, praticienne à Paris et romancière, trouve quant à elle une « complémentarité très forte » entre ses deux activités :« Pour être chirurgien-dentiste, il faut être minutieux, avoir dans son tempérament une certaine forme d’obsessionalité. Pour écrire, il faut être complètement obsessionnel aussi. » Et si elle commence à jouir d’une certaine notoriété dans le monde littéraire, elle n’envisage absolument pas de renoncer à son cabinet. « L’écriture est très désorganisante et peut faire tomber dans des strates très compliquées de son inconscient. Le cabinet me permet de me désengager de moi-même. Je me donne pleinement pour m’occuper du patient. » Un ancrage qui lui fait du bien.