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« Je suis dentiste et je fume »

Nous donnons la parole à des praticiens fumeurs. Une (mauvaise) habitude que la plupart ont tendance à cacher a leurs patients.

Par Rémy Pascal, publié le 17 septembre 2020

« Je suis dentiste et je fume »

Sans tabou, Solutions Cabinet dentaire donne la parole à des praticiens fumeurs. Une (mauvaise) habitude que la plupart ont tendance à cacher a leurs patients. Ou pas.

Combien sont-ils à fumer régulièrement ? Difficile à estimer tant la question est taboue. Car pour les patients, un praticien de santé doit être exemplaire. Dans leur esprit, ce dernier fait du sport, a une alimentation équilibrée et surtout, ne fume pas, sous peine de perdre toute forme de crédibilité ! Mais au fond, pour quelle raison ? En quoi le fait de griller des cigarettes rendrait un docteur moins efficace ou consciencieux ? Voilà en substance ce que pensent les chirurgiens-dentistes que nous avons rencontrés. Pour d’autres, un praticien qui a lui-même un comportement à risque pour sa santé (tabagisme, abus d’alcool, excès de poids, manque d’exercice) conseillera moins souvent, moins bien et moins efficacement ses patients sur ces mêmes comportements.

« Seule importe la prise en charge »

« La plupart des patients connaît déjà les risques liés au tabac… Être fumeur aujourd’hui devient culpabilisant, les campagnes anti-tabac sont omniprésentes » constate le Dr Laurent Bordes. Ce praticien diplômé de la faculté de Bordeaux s’est installé en 2015 à Nouméa en Nouvelle-Calédonie. C’est sur ce territoire français du Pacifique Sud qu’il a orienté son activité en chirurgie. Il informe ses patients fumeurs des impacts de la nicotine avec ses effets de vasoconstriction sur les suites opératoires qui exigent une bonne capillarité sanguine. « Je communique des éléments factuels, scientifiques. Bien entendu, le temps du traitement, je leur demande de diminuer fortement et de compenser avec des substituts, pas oraux, évidemment, car les effets de la nicotine sur les vaisseaux sanguins seraient les mêmes qu’avec des cigarettes. Je ne condamne jamais ce profil de patients dépendants : ils sont piégés par leur addiction. »

Le Dr Bordes fait donc preuve d’une forte empathie. Sans doute car lui-même connaît bien les difficultés pour se libérer de cette mauvaise habitude. Il grille environ une vingtaine de cigarettes par jour, le matin, le soir mais aussi à la faveur des « rendez-vous qui sautent » au fil de la journée. 

« J’ai tout essayé pour arrêter, il ne me reste plus que l’hypnose… Certains patients comprennent que je suis fumeur car j’oublie parfois mon paquet de clopes sur mon bureau. S’ils me font remarquer une contradiction avec mon métier, je leur réponds que ce n’est pas parce que je le fais, que c’est bon… »

Lorsque les rendez-vous s’enchaînent et que la pause cigarette ne se présentera pas, Laurent attrape son spray buccal qui délivre une dose de nicotine en quelques secondes. « Dentiste fumeur ou pas, le plus important est d’accompagner ses patients et de parvenir à créer une alliance avec eux, sans jugement de part et d’autre. Seule importe la réussite de notre prise en charge. »

« Est-ce pire que de s’enfiler des litres de soda ? »

Même si le pourcentage de fumeurs dans la profession est bien inférieur à celui de la population générale (32 %), il contraste avec la politique résolument anti-tabac du corps médical. Un constat… fumeux pour le Dr Jean-Philippe Petiot installé à Rochefort-Montagne, à 20 km de Clermont-Ferrand. Pour lui, « cela revient donc à penser que les chirurgiens-dentistes ne peuvent avoir aucun comportement à risque… Bref, qu’ils ne vivent pas comme les autres. À mon sens, ce qui importe c’est d’être en bonne santé psychique. Il faut être bien avec soi-même pour être bien avec les autres ».

Jean-Philippe a arrêté « d’enchaîner les cigarettes par habitude en 2017 », mais le plaisir procuré par le tabac lui manquait. Alors, il a commencé à fumer la pipe, « une en milieu de matinée, une autre à 14 heures, puis en fin de journée et le soir ». Cette habitude à laquelle il n’associe aucune addiction n’est selon lui guidée que par la recherche de plaisir. « Ce qui est dangereux, c’est l’excès. De toutes façons, il faut bien mourir de quelque chose, attendre la mort patiemment en tentant de me préserver de tous risques potentiels ne correspond pas à ma philosophie de vie ! »

Selon lui, être fumeur de pipe contient certains avantages par rapport à la cigarette ou au cigare, « les doigts ne sentent pas, il suffit de prendre un chewing-gum avant de retrouver ses patients, l’odeur marque moins les habits ». Face à des patients fumeurs qui le questionnent sur leur addiction, il ne diabolise pas cette pratique mais rappelle qu’elle doit rester récréative « et qu’elle n’est peut-être pas pire en termes de risques pour la santé bucco-dentaire que de s’enfiler deux litres de soda par jour ou de multiplier les boissons alcoolisées ».

Une stratégie de camouflage rodée

Pour le Dr Pascal Turlutte, qui exerce à Notre-Dame-de-Gravenchon (Seine-Maritime), « fumer soi-même permet parfois de tisser un lien supplémentaire avec ses patients fumeurs. Je leur confesse avoir cette habitude moi-même. Je ne diabolise pas, je rappelle simplement qu’il faut veiller à ne pas abuser et rester dans un usage récréatif et surtout, de pas être dans l’excès. Par ailleurs, je n’hésite pas à échanger avec eux sur toutes les propositions qui peuvent les aider à arrêter, ce n’est pas un sujet tabou ! »

« Je comprends leur envie et leur dépendance, mais il m’appartient d’en exposer tous les risques. »

À 52 ans, le praticien fume depuis qu’il a 18 ans, « avec une seule pause de quelques mois ». La cigarette l’a donc accompagné durant ses études universitaires à Rennes et l’ensemble de sa carrière. Aujourd’hui, il brûle « une dizaine de clopes » par jour, après le déjeuner et pour clôturer ses longues journées de travail. Parfois, lorsque l’occasion se présente, il fume sur la terrasse de son cabinet, à l’abri du regard de ses patients. Avant de les retrouver, il use d’une stratégie de camouflage rodée, « j’enfile ma blouse restée à l’intérieur, je me lave soigneusement les mains, je me parfume, je prends un chewing-gum et j’enfile des gants ».

Le Dr Turlutte travaille 50 heures par semaine du lundi au vendredi, c’est donc dire qu’il reçoit un nombre considérable de patients, notamment fumeurs. Coloration des dents, mauvaise cicatrisation après une chirurgie, pathologies gingivales ou parondontales, il pointe alors les dégradations liées au tabac lorsqu’il en perçoit.

« Je comprends leur envie, leur dépendance, mais il m’appartient d’en exposer tous les risques. Libre à eux de modifier leur comportement, il n’y a rien de plus personnel que le rapport que l’on entretient avec son corps. »

Un associé mécontent

Parfois, fumer peut devenir une arme destructrice. Tournée contre soi-même mais aussi… contre un cabinet. Un praticien qui souhaite rester anonyme se souvient avoir joué de son addiction pour mettre à mal la réputation de son entreprise.

La raison ? Il entamait une rupture avec son associé. « La séparation a été brutale, conflictuelle. Je devais déménager, j’ai énormément perdu dans cette histoire », relate-t-il. Alors, le mois qui précède son départ, notre praticien « qui fume plus d’un paquet par jour » multiplie les pauses cigarettes « en blouse, dans la rue, pile devant la porte d’entrée du cabinet. Autant dire que les patients étaient surpris… » Et l’ancien associé mécontent !

Pour conclure cette histoire surprenante, signalons que, quelques années après cet épisode, ce chirurgien-dentiste ne fume plus du tout – son arrêt a suivi son déménagement.

« J’ai globalement changé d’attitude, je suis devenu plus calme, moins stressé ; cette séparation a été bénéfique. Elle a d’ailleurs peut-être contribué à mon arrêt du tabac », pointe-t-il